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Les Etats-Unis d’Amérique ont besoin d’un prêt d’ajustement structurel

« Les roues de la bicyclette de la suprématie du dollar doivent continuer de tourner avec l’épargne internationale provenant de pays parfois aussi pauvres qu’Haïti »


Par Leslie Péan
AlterPresse

lundi 6 octobre 2008


Les discussions font rage sur la nature de la crise qui a éclaté depuis quatre semaines à Wall Street. Toutes sortes d’explications sont proposées, les unes plus abracadabrantes que les autres. Pour maintenir le statu quo, l’intelligence humaine est bafouée avec des arguments irrationnels. Mais quand la réalité refuse d’être occultée, la prétendue gaieté des propagandistes se transforme en insouciance pour s’afficher enfin en cynisme. On nage en plein délire. Un an avant la débâcle de Bear Stearns, Henry Paulson, secrétaire d’État américain au Trésor, déclarait le 1er mars 2007 au Club Économique de Washington, « l’économie américaine est en bonne santé et sa transition vers un taux de croissance modéré et durable est couronnée de succès ». [1] Confronté à un tel jugement erroné sur une conjoncture où la vie humaine est menacée avec le chômage, l’inflation, la misère et la guerre, il importe avant tout de présenter les faits.

Fondamentalement, la crise est une crise de confiance qui est l’aboutissement logique de l’ordre de la cavalerie sur lequel une bonne partie du système financier américain fonctionne. C’est le résultat des dispositions des schémas Ponzi, du nom de l’escroc Charles Ponzi qui avait établi à Boston en 1920 un système financier qui l’avait fait devenir millionnaire en six mois. Ce système consacrait le paiement d’intérêts sur les dépôts à des taux de 50% soit-disant à partir de profits réalisés en Californie, mais en réalité en recrutant toujours un plus grand nombre de déposants. Des pratiques renforcées par la dérégulation néo-libérale triomphant dans les politiques de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan. Comme l’explique le journal conservateur Economist, la crise des « subprimes » est une crise Ponzi classique. [2] Mais cette technique Ponzi d’endettement récurrent ne concerne pas seulement le marché hypothécaire des subprimes.

La technique Ponzi est au cœur de la finance de Wall Street qui a permis tout le financement au cours de la décennie 80 des Leverage Buy Out (LBO), rachat d’entreprise avec effet de levier, et au cours des années 90 des dotcoms de la nouvelle économie de l’Internet, dans le cadre de transactions où les entreprises étaient achetées dix ou quinze fois la valeur de leur excédent brut d’exploitation (EBITDA en anglais i.e. résultat avant intérêts, impôts dépréciation et amortissements). La période de l’euphorie a continué en 2006 et 2007 avec les firmes américaines d’investissements privés (private equity firms) faisant des levées de fonds respectivement de $302 milliards et 255 milliards des fonds d’investissement américains. [3] Ces levées de fonds qui affichent une croissance annuelle depuis 1980 correspondent à la stratégie de globalisation financière censée théoriquement faire baisser le coût des capitaux et permettre une meilleure adéquation entre l’épargne et l’investissement.

La stratégie de globalisation financière et de financiarisation conduirait à la corruption du capitalisme de par l’encouragement qu’il donne au sur-endettement des entreprises. C’est le point de vue de John C. Bogle [4], fondateur et ex-PDG du fonds d’investissement Vanguard Group en Philadelphie. Dans son entendement, la financiarisation affecte la structure du capital de l’entreprise privée en faisant évoluer le ratio dettes/fonds propres dans le sens de l’endettement afin de donner aux actionnaires les leviers de commande par rapport aux managers. La tendance consiste donc à réaliser des Offres Publiques d’Achat (OPA) sur les sociétés qui ont un faible ratio d’endettement, en pensant que l’épée de Damoclès des raiders sert d’incitation pour discipliner les managers de ces sociétés.

Le financement super-spéculatif ou Ponzi a été étudié par l’économiste Hyman Minsky. La locomotive du financement Ponzi, ne repose pas sur les gages d’actifs liquides ou de revenus futurs stables, mais sur les futurs emprunts qui seront nécessaires pour payer le principal et les intérêts. Toute l’opération repose sur la plus-value hypothétique qui résultera de la vente de l’actif pour réaliser un profit. Selon Minsky [5], pour qui « la stabilité est instable », dans la période d’expansion du cycle économique, l’augmentation de l’endettement est une attitude rationnelle étant donné les perspectives de profit. Les bulles se créent dans cette période de croissance par l’évaluation optimiste des actifs au prix du marché.

Le facteur déclencheur de la crise actuelle est bien la politique de hausse des taux d’intérêt de la Federal Reserve (la FED) qui est la banque centrale américaine. Au cours des années 1970 et 1980, la FED avait appliqué une politique de faibles taux d’intérêt pour stimuler l’économie. Le secteur de la construction a connu un boom et les prêts hypothécaires 2-28 devinrent très populaires. Ces prêts offraient des taux d’intérêt fixes aux acheteurs des classes défavorisées pour les deux premières années et ensuite des taux d’intérêt variables basées sur le LIBOR (London Inter Bank Offered Rate) pour les 28 prochaines années. Des millions d’acheteurs furent attirés par les banques qui voulaient vendre les nouvelles maisons.

$700 milliards : la pointe de l’iceberg

La pression inflationniste qui s’en est suivie porta la FED à augmenter dis-sept fois les taux d’intérêt qui sont passés de 1% à 5.25% entre 2004 et 2006. Les clients sont devenus insolvables et les maisons ont été saisies. Ils étaient naïfs et ont été trompés par des courtiers escrocs et malveillants afin qu’ils acceptent ces conditions de financement spéculatif. Ce sont donc les banques ayant fait la promotion du relâchement des normes de crédit avec l’outil financier 2/28 qui sont responsables et pas les acheteurs qui ont été séduits par les mirobolantes propositions des courtiers de pouvoir acheter des maisons sans apport. La crise des subprimes s’est répandue du fait que ces prêts ont été titrisés c’est-à-dire ont été transformés en produits financiers, dénommés titres adossés aux prêts immobiliers US (mortgage-backed securities) et autres obligations de crédit consolidées Collateralized Debt Obligations (CDO) par les banques d’investissements américains, et vendus à travers le monde.

Les autorités de « contrôle prudentiel », la FED, le Trésor, les assurances, les auditeurs, les autorités politiques, les grandes firmes comptables dormaient et n’on rien vu. Il était commode de ne rien voir. La corruption a triomphé à travers la dérégulation systématique ! C’est la continuation des politiques de manipulation du marché qui rappellent Enron, MCI, etc. Des manipulations comptables frauduleuses permirent à des firmes comme Verizon d’afficher des bénéfices d’exploitation en incluant dans leurs produits les revenus de leur fonds de pension afin que leurs managers puissent recevoir de substantiels bonus. [6] Mais ceci n’est que l’introduction à la culture de corruption des délits d’initié de la haute finance qui a engendré un gouffre sans fond de dettes. On comprend que certains et pas des moindres, comme le président français Nicolas Sarkozy, demandent des sanctions contre les responsables de la débâcle. Effets d’annonce ?

Les Etats-Unis absorbent une grande partie de l’épargne mondiale et financent à moindre coût leur déficit courant. L’empire impose une taxe au reste de la planète car les banques centrales à travers le monde doivent continuer d’acheter les titres du trésor américain malgré la baisse de la valeur du dollar. Depuis les années 1980, les Etats-Unis accusent un déficit croissant de leur balance courante. Dans la balance des paiements, la balance courante représente la somme de la balance commerciale, des revenus du travail et du capital et des transferts courants. Ce déficit a fluctué autour de 5% du PIB soit $500 milliards l’an avec des hausses atteignant $811 milliards en 2006 et $738 milliards en 2007. [7] Cela signifie que les Etats-Unis absorbent $2 milliards par jour du reste du monde pour rester à flot. Pour cela, il faut maintenir les taux d’intérêt à un certain niveau pour attirer les investisseurs étrangers afin qu’ils gardent le dollar et contribuent ainsi au maintien de sa valeur. Depuis l’an 2000, les pays pauvres et en développement continuent d’exporter des capitaux vers les Etats-Unis à travers l’augmentation de leurs réserves placées aux États-Unis. [8] Les pays africains auraient financé $28 milliards en 2007. [9]

Les produits financiers marrons

La croissance de la dette totale américaine incluant celle des ménages, du secteur privé et du gouvernement a atteint en 2008 la somme catastrophique de $51 trillions, soit 350% du Produit Intérieur Brut (PIB) américain. Cette dette dépasse le niveau atteint lors de la Grande Dépression de 1929 où elle représentait 300% du PIB. La dette américaine était de 150% du PIB en 1980 et a plus que doublé avec le courant ultra-libéral [10] qui y a trouvé un subterfuge commode de campagne politique en disant que les taxes et impôts n’augmenteraient pas. La bulle de la dette américaine ne cesse de s’accroître. De 2002 au 2ème trimestre 2008, la dette américaine a augmenté de $31.8 trillions à 51 trillions, soit plus de 65% en moins de 8 ans tandis que sa composante en bons privés et publics a augmenté de 81% au cours de la même période. [11]

Les entités hors-bilan, la titrisation opaque de créances pourries (junk bonds), les produits financiers structurés incluant les contrats d’assurance (Credit Default Swaps) dits CDS avaient en 2002 une valeur notionnelle de $919 milliards. Ils ont augmenté de manière exponentielle pour atteindre $62.17 trillions en février 2008, soit plus que le PIB mondial d’une valeur de $44.4 trillions. Ces produits dérivés que le multimilliardaire américain Warren Buffett nomme en 2003 les armes financières de destruction massive sont au centre de la crise. C’est faire la politique de l’autruche que de faire le silence sur ces produits financiers marrons. Vaux mieux jouer au casino car là au moins, régulation aidant, on est sur d’être payé, si on fait un pari qui gagne. Avec les CDS, c’est l’incertitude totale. C’est comme si on avait affaire à un assureur qui consomme l’argent des primes d’assurance qui lui sont versés en espérant qu’il n’y aura pas de feu. Alors à la première alerte, il prend la fuite. [12]

Les $700 milliards de dollars du « plan du renflouement » représentent pratiquement le budget des dépenses militaires des Etats-Unis en une année. [13] Les dépenses militaires américaines en 2008 sont de $711 milliards, soit 48% des dépenses militaires mondiales totalisant $1,473 trillion. Un autre indicateur du poids considérables des dépenses militaires vient du fait que 43% des impôts et taxes collectés par le gouvernement fédéral en 2007, soit $1.3 trillion de $3.1 trillions, sont alloués aux dépenses militaires. [14]

La chute du mur Wall Street des fondamentalistes du marché

La longue période de règne des fondamentalistes du marché connue par les Etats-Unis au cours des années 80 et 90 a encouragé les comportements risqués des entrepreneurs, des banquiers et des autorités publiques sous leur houlette. Le degré de titrisation et d’effet de levier dans le système financier a dépassé tout ce que les économistes comme Hyman Minsky, le gourou de la finance, avaient pu imaginer. Pour ce keynésien de belle eau qui enseignait que le capitalisme est la finance plus l’instabilité, il revient aux pouvoirs publics et à la FED de mettre en œuvre les moyens pour réduire les risques de vulnérabilité systémique. Ce sont ces conseils que la Fed, le Trésor américain, et les autres banques centrales de la planète sont en train de suivre. L’urgence a été décrétée et toutes les règles classiques ont été chambardées pour aider le secteur privé bancaire. Mais une telle approche avec un filet de sécurité garanti constitue justement ce que les économistes nomment l’aléa moral, c’est-à-dire une incitation à ne pas prendre de précautions pour les risques. L’impunité triomphe. La cupidité est revendiquée par le système comme une valeur sure tel que l’exprime Michael Douglas dans le film Wall Street.

Le pouvoir politique continuera d’être déterminant dans le choix des institutions financières qui auront un traitement préférentiel et qui seront sauvées par rapport à celles qui seront liquidées. Comment va-t-on renflouer des dettes d’un montant inconnu dans le cas des CDS ou encore comment va-t-on mesurer des actifs dont on ne connaît pas le degré de dépréciation dans le cas des CDO ? C’est le trou noir de la finance spéculative, le monde de l’arbitraire des CDS assurant des CDO, qui a forcé le Département du Trésor américain à voler au secours de Bear Stearns et de A.I.G. La période d’incertitude durable ne fait que commencer car la question essentielle est la suivante : comment seront financés les $700 milliards mais surtout la partie immergée de l’iceberg qui est la plus substantielle ? Le plan de renflouement de $700 milliards est fondamentalement une opération plus psychologique que toute autre, pour rétablir une dose de confiance chez les investisseurs étrangers afin qu’ils continuent de financer l’économie américaine. La crise est profonde et appelée à se généraliser et se prolonger. Les mesures mettant fin aux dernières banques d’investissement de Wall Street en leur interdisant de créer leurs propres produits financiers ne sont que des paravents. Des mesures cosmétiques.

Le vrai enjeu est que les roues de la bicyclette de la suprématie du dollar doivent continuer de tourner avec l’épargne internationale provenant de pays parfois aussi pauvres qu’Haïti. Mais qui seront les conducteurs de la bicyclette ? Les investisseurs arabes, asiatiques, russes, européens ou latino-américains ? Le rendement des bons du Trésor américain est-il suffisant pour attirer ces investisseurs ? Le coup de semonce des fonds pensions coréens décidant en mars 2008 de ne plus acheter des bons du trésor américain à cause de leur faible rendement [15] sera-t-il contagieux ? Le capitalisme va-t-il se mordre la queue en faisant rebondir l’inflation (qui relève déjà la tête) en augmentant les taux d’intérêt pour rendre les bons du Trésor plus attractifs ? Comment éviter de passer de la récession à une grande dépression en augmentant les taux d’intérêt ? Autant de questions qui laissent entrevoir que les options sont minces et insoutenables à ce qui ressemble à la quadrature du cercle. Ce d’autant plus que la vitesse de propagation de l’éclatement des bulles immobilière et de crédit a provoqué une contraction du crédit, avec tous les risques inhérents à une déflation généralisée. On pourrait envisager un prêt d’ajustement structurel du Fonds Monétaire International (FMI) financé par les Chinois et les pays du Golfe. Mais, on voit difficilement les Etats-Unis se soumettre à accepter la liste des conditionnalités qui y serait adossée. La réduction du double déficit fiscal et commercial serait en première loge. L’extrême-droite américaine monterait au créneau agitant la force militaire qui ne serait plus seulement la vraie épine dorsale du dollar. Le bouc émissaire serait vite trouvé pour déclencher carrément la troisième guerre mondiale au nom du principe du « bail out » qui veut que quand on est trop grand, on ne doit pas mourir (too big to fail). Le monde est prisonnier de ce mauvais chantage. Les Etats-Unis d’Amérique avaient un projet pour changer le monde en 1776. Après le tsunami des quatre dernières semaines qui ont fait tomber un autre mur, Wall Street, l’avenir dira s’ils en ont encore un.



[1] Remarks by Treasury Secretary Henry M. Paulson, Jr. before the Economic Club of Washington, U.S. Department of the Treasury, Washington, D.C., March 1, 2007.

[2] “ Pyramid schemes in the markets”, The Economist, March 15th 2007

[3] Dow Jones Private Equity Analyst, “ Private equity fund raising up in 2007 report”, Reuters, January 8, 2008.

[4] John C. Bogle, The Battle for the Soul of Capitalism, Yale University Press, 2005.

[5] Hyman Minsky, “Can ‘It happen Again ?” et “The Financial Instability Hypothesis : Capitalist Processes and the Behavior of the Economy ” dans Ch. Kindleberger and JP. Laffargue, Financial Crises. Theory, History and Policy, Cambridge University Press, Cambridge, 1982.

[6] John C. Bogle, The Battle for the Soul of Capitalism, op. cit. p. 27.

[7] World Economic Outlook DataBase, International Monetary Fund, Wasshington, D.C., April 2008.

[8] Global Development Finance, World Bank, Washington, D.C., 2005.

[9] World Economic Outlook DataBase, International Monetary Fund, op. cit.

[10] « A fate worse than debt », Economist, September 27, 2008

[11] « Flow of Fund Accounts of the United States”, Federal Reserved Statistical Release, Z1, September 18, 2808, p. 58 et p. 60.

[12] Nicolas Varchaver et Katie Benner , « The $55 trillion question », Fortune, Septembre 30, 2008.

[13] Center for Arms Control and Non-Proliferation , February 20, 2008.

[14] « 43% Percent of Your 2007 Taxes Go to War », Friends Committee on National Legislation, February 2008.

[15] Song Jung-a, Andrew Wood, and Michael MacKenzie, “South Korean pension fund shuns U.S. debt”, Financial Times, London, March 26, 2008.

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