vendredi

Haiti : La sommation de l’histoire

vendredi 17 octobre 2008
Par Roger Pereira [[Professeur retraité, Canada
Soumis à AlterPresse le 9 octobre 2008



Après la courageuse et héroïque indépendance d’Haïti, qui a fait sauter en éclats les maillons serrés d’un odieux système colonial, et ébranlé avant l’heure la prétention armée des puissances esclavagistes s’octroyant le droit, mais aussi le devoir – sous prétexte de civilisation – d’asservir et de réduire à l’état d’objets des peuples dont la seule utilité, en tout point semblable à celle des bêtes de charge, était de consacrer l’énergie de leurs bras, la sueur et le sang de leur corps à l’arbitraire, au profit, au bien-être et au bien-vivre de leurs maîtres, ce pays qui a su se donner une âme, inspirer bien d’autres peuples, et qui des siècles durant, bien avant les grands mouvements de décolonisation, tenir lieu dans le monde noir de figure de proue d’une liberté non donnée, mais chèrement acquise, est devenu aujourd’hui cette épave et ce délabrement que l’on connaît.

Du temps d’Eschyle, de Sophocle, et d’Euripide, les chœurs antiques eussent pleuré la tragédie d’une telle grandeur déchue. Aujourd’hui, Haïti se meurt de n’être plus elle-même ; et la mémoire qu’ici on rappelle ne peut lui servir d’avenir. Comme par l’effet d’un effondrement, le pays a, petit à petit, année après année, régressé jusqu’au degré zéro de sa conscience, de son énergie, et de sa volonté.

Il doit maintenant se ressaisir et comme se retrouver, faute de s’appartenir. Le pays trop longtemps ne se réveille que sous les soubresauts que cause la litanie des catastrophes naturelles. C’est en effet dans ces périodes d’extrême malheur qu’il panique et s’agite, et que, dans l’affolement qu’aggrave la pauvreté des moyens, les gens s’essoufflent à soigner – comme pour une fin de monde – les plaies de l’urgence.

C’est peu ou prou, à chaque fois, le même scénario ; et sous l’effet de cette répétition du même, plus proche du réflexe que de la prévision, on se surprend à gérer l’ensemble du pays comme s’il était en lui-même une catastrophe naturelle. Ce faisant, on méconnaît – délibérément ou non – que le malheur d’un pays, mais aussi sa réussite, répond à des lois systémiques. Entendons par là que la négligence ou le souci que l’on a du moindre élément dont un système est constitué a un effet sur le tout, au point d’en compromettre ou d’en garantir l’équilibre. La Théorie générale des systèmes, de L. von Bertalanffy (1973), explique et confirme un tel processus, une telle réalité. La dégradation du pays dans ses éléments clés – environnemental, économique, éducationnel, social, culturel, et politique – a progressivement ruiné ce qu’il avait d’exceptionnel et de singulier.

Quand un modèle s’est illustré par ses trop nombreux échecs, et que sa conservation condamne à la pauvreté la majorité d’un peuple, et lui offre pour issue que le choix entre la souffrance et la mort, tout le contraire d’une vie, il convient de s’en débarrasser au plus vite et de le remplacer. Force est de constater que dans le cas d’Haïti dont l’affaissement est tel qu’on n’arrive même pas à en prendre l’exacte mesure, le passage d’un modèle à un autre, d’un système injuste, foncièrement odieux et criminel, à un autre, relève dans sa radicalité d’une difficile, mais nécessaire révolution – probablement la seule qu’il reste à entreprendre. Le temps de notre survie nous est compté ; il nous appartient de le mettre à profit pour ne pas sombrer dans une mort clinique.

Certes, les hypothèses, sur cette voie d’un pressant renouveau, restent ouvertes. Cela n’enlève rien au devoir de changer. L’histoire en ce domaine a de quoi nous inspirer. Un cas typique est celui du passage, dans la France de Louis XVI, du régime monarchique à celui instauré par la révolution de 1789. L’embarras économique auquel la France était aux prises avait poussé le roi à consulter dans chacune des régions les représentants des trois ordres : le clergé, la noblesse, et le tiers état, leur enjoignant de rédiger des cahiers de doléances. Cette vaste consultation a eu pour résultat, contre toute attente, mais dans une large mesure sous l’influence des philosophes des lumières, la naissance de la République.

Toute proportion gardée, Haïti pourrait se livrer à pareil exercice, et raviver la dynamique des départements, en demandant aux gens de la place, particulièrement en province, ce qui ferait leur affaire pour ranimer leur secteur et les doter de structures, d’organisation, et de personnels suffisants pour faire naître une vocation départementale ayant fait l’objet d’un consensus. Une telle réforme, pour être efficace, supposerait de briser substantiellement l’encombrement, la centralisation abusive et largement inefficace de Port-au-Prince qui, dans sa fonction de capitale, est tout simplement, et depuis fort longtemps, devenu misérablement une tête sans corps.

Une telle entreprise supposerait une redistribution des ressources humaines et budgétaires ; l’établissement contre des primes fiscales d’entreprises nouvelles ou de filiales de celles cantonnées dans Port-au-Prince et son environnement immédiat ; l’orientation et la distribution des investissements étrangers vers les différents départements ; l’aménagement des ports en vue des échanges commerciaux locaux et internationaux ; la réparation des sols et la mise en place d’une agriculture minimale de subsistance ; des routes terrestres mettant en relation les différentes régions du pays, ce qui aurait, entre autres avantages, celui de susciter une saine émulation et une féconde concurrence entre elles ; un minimum d’écoles primaires et secondaires de qualité contrôlée qui, dans une vingtaine d’années, reconstitueraient les ressources humaines dont le pays a grandement besoin ; la présence d’antennes universitaires régionales ; la régénération de la couverture végétale et sa préservation – ce qui implique la recherche et la mise en place d’énergies de substitution ; l’exploitation avancée des énergies marines ; la rationalisation des activités halieutiques.

De tels changements auraient immanquablement pour corollaire de faire passer Haïti de l’âge des ténèbres où elle semble se complaire à un âge moderne, technologique et scientifique susceptible de s’attaquer au foisonnement des problèmes ; la recherche d’un équilibre démographique par une nécessaire régulation des naissances, sur la base du bon sens et non de la morale religieuse ; l’accès à des services de santé de base partout dans le pays. Cela demande d’énormes ressources financières, qu’assureraient pour un long moment encore les aides internationales, mais que compenseraient les économies faites par le gouvernement, à savoir, à titre d’exemple, la fermeture des fausses écoles, la réforme des institutions refuges de fonctionnaires incompétents ; la lutte contre la corruption ; la rigueur dans la collecte des impôts ; plus d’emplois sur l’ensemble du territoire national ; la diminution progressive de l’expatriation des cerveaux ; la rupture avec une logique de l’assistanat, se transmettant, tel un héritage, de génération en génération ; l’avènement d’un État de droit respectable et respecté.

À ne rien tenter, il ne restera d’autre transition que celle qui mène du chaos à une irréversible catastrophe…

Aucun commentaire: