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Haïti à l'heure des défis : le livre, denrée rare

Publié le 05 octobre 2008 à 05h00
Daphnée Dion-Viens
Le Soleil

Les autorités haïtiennes ont décidé de reporter la rentrée scolaire au début octobre cette année, à la suite des ravages causés par les ouragans Hanna et Ike. Photo AFP


La route qui mène à Dessalines ressemble à toutes les autres qui sillonnent Haïti : parsemée de trous, en mauvais état. Coincé entre les montagnes et la plaine, le chemin résiste tant bien que mal aux inondations. Après le passage de l'ouragan Hanna, fin août, les pluies torrentielles ont transformé les champs à ses côtés en un immense lac, qui menace de rejoindre la chaussée par endroits. Au bas de la route, des dizaines de maisons inondées.

À l'entrée de cette ville de 30 000 habitants située à 140 kilomètres de Port-au-Prince, on retrouve de petits vendeurs qui offrent des recharges de téléphone cellulaire ou encore des boissons gazeuses dans une glacière qu'ils trimbalent tant bien que mal. Au bord de la route principale, beaucoup d'enfants qui n'ont pas encore repris le chemin de l'école.


Les autorités haïtiennes ont décidé de reporter la rentrée scolaire au début octobre cette année, à la suite des ravages causés par les ouragans Hanna et Ike. Déjà durement éprouvées, des milliers de familles n'ont pas les moyens de payer la facture de la rentrée scolaire. À Haïti, 70 % de la population vit avec moins de 1 $ par jour.



Avec un État qui peine à fonctionner, la grande majorité des écoles haïtiennes (80 %) sont privées. Il en coûte environ 4 $ pour y inscrire son enfant au primaire et 7 $ par mois au secondaire. Selon l'UNESCO, environ 70 % des petits Haïtiens âgés de 6 à 11 ans fréquentent les bancs d'école. De ce nombre, 20 % termineront leur cinquième année du primaire. À peine 2 % compléteront leurs étu­des secondaires.


Mais il ne suffit pas d'avoir les moyens de fréquenter l'école, encore faut-il avoir en main quelques outils pour apprendre. Or les écoles en région manquent de tout, à commencer par les bouquins et les manuels scolaires. Dans le pays le plus pauvre des Amériques, le livre est une denrée rare.


«En Europe, on retrouve en moyenne 2700 livres disponibles par habitant, grâce aux bibliothèques publiques. En Haïti, c'est moins de 50 livres par habitant » indique Éric Weber, responsable des programmes de lecture publique à l'Organisation internationale de la Francophonie (OIF).


Les CLAC


Mais cette petite ville isolée peut tout de même compter sur un lieu tout désigné pour favoriser l'accès au livre et à la culture. Sur la route principale, un édifice fraîchement repeint derrière un portail aux couleurs vives attire le regard. Bienvenue au Centre de lecture et d'animation culturelle (CLAC) de Dessalines.


À l'intérieur, des adolescents lisent des bandes dessinées dans un coin. D'autres jouent au Scrabble ou aux cartes. Aux murs, des étalages remplis de livres de toutes sortes. Des ventilateurs ronronnent en bruit de fond. Dans l'autre salle, des enfants regardent sagement un film au petit écran, dans une chaleur étouffante.


«On n'a pas de bibliothèque, alors c'est ici que je viens pour faire des recherches, explique Noël Janyl, 21 ans, qui est un habitué du centre depuis son ouverture en 1999. En plus, il n'y a pas beaucoup de divertissement en ville. C'est presque notre seul centre communautaire. Je viens ici chaque jour ou presque.»


Plutôt que de flâner en ville, c'est ici que plusieurs jeunes se rencontrent. En plus des 2500 livres, magazines, journaux et jeux de société, le CLAC leur permet aussi de prendre part à une foule d'activités : ateliers de théâtre, spectacles de danse, soirées de poésie, concours de lecture... Le centre est ouvert sept jours par semaine. L'inscription est gratuite.


Lors du passage du Soleil, un samedi en fin d'après-midi, on y retrouvait une trentaine de jeunes. Dans le grand registre situé à l'entrée, 1073 abonnés. «On arrive à rejoindre 40 % de la population scolaire comparé à 20 % dans les pays du Nord», se réjouit Éric Weber.


Les CLAC sont une initiative de l'Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Le premier a vu le jour au Bénin, en 1986. Depuis, le modèle a fait des petits. On en compte aujourd'hui 225 dans 18 pays, dont 10 à Haïti.


Au fil des ans, la recette a fait ses preuves. Une étude de l'Université de Ouagadougou, réalisée au Burkina Faso en 2003, démontre que les élèves qui fréquentent un centre de lecture ont au moins deux fois plus de chance de réussir à l'école. «Imaginez ce que ça peut représenter, un enfant qui fait un cursus scolaire sans livre!», lance Éric Weber.


Pas dispendieux


Autre bonne nouvelle, la formule n'est pas très dispendieuse. Il en coûte en moyenne 70 000 $ par centre, donc environ 700 000 $ pour mettre sur pied un réseau de 10 établissements. Plutôt que d'ouvrir des centres à la pièce, l'OIF préfère créer un réseau d'une dizaine de centres, ce qui permet de faire des échanges entre les établissements et surtout, de réaliser des économies d'échelle.


Le gouvernement haïtien


Du côté du gouvernement haïtien, l'intérêt pour les CLAC est bien réel. Les autorités s'impliquent de plus en plus. Les livres sont toujours fournis par l'OIF, mais le fonctionnement des centres ? salaires des animateurs et entretien des locaux ? est assumé par l'État. L'objectif, à moyen terme, est que le réseau soit complètement pris en charge par les autorités locales.


Séduit par la formule, le gouvernement prévoit même étendre le réseau et espère créer éventuellement une trentaine de nouveaux centres un peu partout dans le pays. «Puisque tout est centralisé dans la capitale, tous les députés veulent leur CLAC. C'est un projet qui intéresse la présidence au plus haut point» lance Emmelie Prophète, responsable de la Direction nationale du livre.


Au cours des prochaines années, les élèves haïtiens devraient donc être plus nombreux à mettre le nez dans un livre. Noël Janyl, lui, n'avait que la Bible comme livre de chevet avant l'ouverture du centre de lecture de Dessalines.



Les petites batailles des CLAC


Même si les centres sont aujourd'hui bien enracinés dans leur communauté, leur ouverture ne s'est pas faite sans heurts à certaines endroits. Parfois, il a fallu bousculer des habitudes bien ancrées. Ersnt Saint-Louis, coordonnateur du programme au sein du ministère haïtien de la Culture, raconte comment un maire a tenté d'imposer son choix lorsqu'est venu le temps d'embaucher un animateur pour le CLAC de sa ville. «Il a déposé un fusil sur mon bureau en me disant qu'il fallait choisir cette personne, même si elle n'avait pas réussi le concours d'embauche. J'ai refusé.» Finalement, après discussion, un compromis a été trouvé : l'animateur embauché ne fut ni le protégé du maire ni le premier choix du ministère de la Culture, mais plutôt un autre candidat qui a aussi réussi le concours d'embauche. Pour s'assurer du bon fonctionnement de chaque CLAC, M. Saint-Louis fait chaque mois la tournée des 10 centres, situés surtout dans le nord du pays.



Ne touchez pas à mon CLAC


En février 2004, le départ mouvementé de l'ancien président Jean-Bertrand Aristide sème la colère parmi ses partisans. Plusieurs en profitent pour saccager les commissariats de police, les tribunaux, les écoles, etc. «Tout ce qui correspondait à l'État a été brisé», lance Éric Weber, responsable du réseau des CLAC pour l'Organisation internationale de la Francophonie. Tout, sauf les centres de lecture, qui ont été complètement épargnés. «Ici, quelqu'un qui vole un bouquin, ça n'existe pas», poursuit-il. À Haïti, le taux de perte dans les centres de lecture est d'à peine 1 % alors qu'il est en moyenne de 14 % dans les bibliothèques publiques des pays occidentaux.


Des livres qui transitent par les Laurentides


Tous les livres que l'on retrouve dans les CLAC d'Haïti ont d'abord transité... par la petite ville de Labelle, dans les Laurentides. C'est là que se trouve l'entreprise Les reliures Caron-Létourneau, spécialisée dans le «blindage» de livre. Il s'agit d'une opération qui consiste à remplacer la couverture d'un livre par un carton très rigide qui multiplie sa durée de vie par 10! L'entreprise des Laurentides a acquis une telle renommée au fil des ans que même les livres des bibliothèques de Paris ont transité par son usine avant de rejoindre les rayons.



Sur les rayons


Même si le livre est une denrée rare dans les pays du Sud, il n'est pas question de garnir les rayons des CLAC de bouquins qui se retrouvent dans les bacs à récupération des bibliothèques du Nord. Les livres sont plutôt rigoureusement choisis, selon des critères établis par l'Organisation internationale de la Francophonie. À Dessalines, on y retrouve tant des classiques francophones comme Les Malheurs de Sophie que des ouvrages d'auteurs haïtiens comme Lionel Trouillot, Dany Laferrière ou René Depestre. Le contenu des rayons varie aussi selon les suggestions et les demandes des jeunes. C'est ce qui explique pourquoi on ne retrouve pratiquement aucun livre de la populaire série Martine à Dessalines, alors que dans d'autres centres... on se les arrache!


* Les frais de ce séjour à Haïti ont été payés par l'Organisation internationale de la Francophonie.

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