dimanche

Haïti à l'heure des défis: même les juges ignorent la loi

Le Soleil
Publié le 04 octobre 2008 à 05h00
Daphnée Dion-Viens

À plusieurs reprises, les citoyens haïtiens sont descendus dans la rue pour dénoncer le climat d'insécurité et d'impunité qui règne à Port-au-Prince. Photo AFP


C'est un lundi matin qui ressemble à tant d'autres au tribunal de Delmas à Port-au-Prince. Dans un bureau climatisé aux murs beiges fraîchement repeints, les victimes et les agresseurs défilent dans le désordre devant le juge Jean-Bello Donissaint, qui doit gérer les haussements de ton et apaiser les tensions.

Après avoir réglé un conflit opposant le propriétaire d'une maison à sa locataire qui refusait de le payer, le juge Donissaint reçoit un jeune âgé de moins de 20 ans et un homme d'une quarantaine d'années, blessé légèrement au visage. Sans se faire prier, ce dernier déboutonne sa chemise à carreaux pour exhiber sa cicatrice au dos, infligée par un coup de couteau. Selon le rapport de police, l'incident s'est produit dans la nuit de samedi à dimanche alors que l'agresseur ? le jeune homme ?était complètement saoul. La victime lui réclame 15 000 gourdes, soit environ 400 $.


La mine basse, le jeune homme dit qu'il n'a pas d'argent. Vendeur de recharges de téléphones cellulaires, il ne gagne que cinq gourdes par carte vendue (13 cents). Sa mère affirme elle aussi qu'elle n'a pas d'argent, puisqu'elle ne travaille pas. La porte s'ouvre de nouveau. Une femme toute menue qui a été blessée à la jambe vient porter plainte pour voies de fait. Le juge l'envoie à l'hôpital pour subir un examen médical qui doit déterminer la gravité de ses blessures.



Entre alors en scène l'avocat, un homme imposant à la voix forte. Il pénètre dans le bureau du juge et offre à la victime de son client 5000 gourdes, en guise de dédommagement. La victime refuse, l'avocat hausse légèrement son prix. Rien n'y fait. Le dossier sera transféré au parquet, en raison de la gravité des blessures, où un autre juge tranchera. Au suivant.


«Les victimes de voies de fait sont nombreuses», lance M. Donissaint, alors que le va-et-vient des citoyens qui défilent devant lui se poursuit. À Haïti, le bureau du juge de paix est la première porte à franchir pour accéder aux dédales du système judiciaire.


Dans un pays où rien ne va, la justice se retrouve souvent elle-même au banc des accusés. Corruption, impunité, manque de moyens, inefficacité... les critiques sont nombreuses. Les lacunes sont immenses. «Le besoin de justice reste et demeure une des principales priorités du peuple haïtien», selon le Réseau national des droits humains, basé à Port-au-Prince.


Devant l'ampleur de la tâche, les autorités haïtiennes, appuyées par l'Organisation internationale de la Francophonie (OIF), ont entrepris une ambitieuse réforme du système judiciaire. Tout est à rebâtir, à commencer par la formation des magistrats. Parce que comme le dit si bien le juge Donissaint, «pour faire appliquer la loi, encore faut-il la connaître».


Méconnaissance des lois


Une évidence qui ne va pas de soi dans ce petit pays ? le plus pauvre des Amériques ? où les magistrats ne sont pas informés des nouvelles lois votées au Parlement. «Il y a des mineurs de 12 ou 13 ans qui sont envoyés en prison, même si la loi l'interdit. Nous ne sommes pas au courant des nouvelles lois, nous n'avons pas d'accès à Internet», explique le juge.


Comme quelques dizaines de ses collègues, Jean-Bello Donissaint a récemment complété une formation «très fructueuse» de six semaines à l'École de la magistrature, qui vient d'être remise sur les rails. Presque entièrement rénovés, les locaux de cette école gardent encore des traces de la présence des militaires, qui ont squatté les lieux entre 2004 et 2006 après le départ mouvementé de l'ancien président, Jean-Bertrand Aristide. Au mur, sur une affiche en créole, on peut lire : «La justice debout pour protéger les droits de tous».


«On a fait le pari qu'en leur donnant une meilleure formation, les juges seraient davantage sensibilisés aux enjeux éthiques et pourraient ainsi être moins vulnérables au jeu de la corruption» explique Michel Carrié, superviseur du programme d'appui à la justice pour l'OIF. Au cours de la prochaine année, les 440 juges de paix en fonction devraient suivre une formation de mise à niveau à l'École de la magistrature, un havre de paix qui contraste avec le brouhaha incessant des rues de Port-au-Prince.


Première cohorte d'étudiants


Dès l'an prochain, l'école accueillera aussi sa première cohorte d'étudiants afin de former de nouveaux juges compétents. Une autre façon de combattre les habitudes de copinage, bien enracinées dans l'establishment haïtien. «Avant, on devenait juge selon qui on connaissait dans le gouvernement» explique Lionel Bourgouin, directeur de l'École de la magistrature.


Micha Gaillard, porte-parole d'un parti de l'opposition et président de la Commission de suivi de la réforme judiciaire, le confirme. «L'exécutif a toujours eu une emprise sur l'appareil judiciaire», dit-il. Des efforts ont récemment été faits pour tenter de mettre les tribunaux à l'abri des pressions politiques, grâce à une série de lois votées l'an dernier. Le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire, un organisme indépendant nouvellement créé, aura notamment un plus grand rôle à jouer dans la nomination des juges.


En plus de l'École de la magistrature, un répertoire a été mis sur pied pour recenser le personnel judiciaire à travers tout le pays, un outil que ne possédait même pas l'État haïtien. De nombreux ouvrages juridiques (Code pénal, Code civil, droits des mineurs, etc.) seront réédités. Et près de la moitié des tribunaux de paix ont été mis à jour ? rénovation de locaux, nouveau matériel informatique ? afin de les rendre plus fonctionnels. À voir les gens s'entasser devant la porte du juge Donissaint en ce lundi matin, on mesure bien la soif de justice des citoyens haïtiens.


9 millions $


Financé à part égale entre le Canada et l'Union européenne, ce programme est le plus gros projet de renforcement du système judiciaire dans un pays francophone (9 millions $ en trois ans). Mais dans ce petit pays malmené par les crises politiques à répétition, l'ampleur de la tâche est colossale et les avancées, bien fragiles. Déjà, les organismes de défense des droits humains critiquent la lenteur de la réforme. «On part d'extrêmement loin», reconnaît Michel Carrié.


Et il reste encore énormément à accomplir. Parce que comme le dit un proverbe créole, «amener le serpent à l'école, c'est une chose, l'amener à s'asseoir en est une autre».



Un avocat svp



La justice coûte cher à Haïti. Pour se défendre devant les tribunaux, encore faut-il avoir les moyens de se payer un avocat. Une facture souvent impossible à acquitter, dans un pays où plus de 70 % de la population vit avec moins de 1 $ par jour.


Pour donner un coup de pouce à ceux qui en ont besoin, l'École du barreau de Port-au-Prince a mis sur pied un programme d'assistance légale ? l'équivalent de l'aide juridique ?, en collaboration avec l'Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Grâce à des stagiaires et des avocats bénévoles, environ 750 personnes ont pu ainsi bénéficier des services d'un avocat au cours de la dernière année. Même en plein coeur de Cité-Soleil (un des bidonvilles les plus pauvres de Port-au-Prince, longtemps considéré comme une zone de non-droit où la police n'osait même pas s'aventurer) ?, un bureau d'assistance judiciaire a été ouvert pour permettre aux gens de porter plainte, en attendant l'ouverture d'un commissariat de police fonctionnel. De petits pas qui permettront peut-être de redonner confiance à la population qui se méfie grandement d'un système judiciaire trop souvent corrompu. Daphnée Dion-Viens


Des pénitenciers pleins à craquer de prisonniers non condamnés


Les prisons haïtiennes débordent. Littéralement. Construits à l'origine pour accueillir environ 800 prisonniers, les pénitenciers en abriteraient aujourd'hui environ... 5000, qui croupissent dans des conditions totalement inhumaines. Certains doivent même payer pour être en mesure de s'allonger quelques heures, affirme Gervais Charles, bâtonnier du Barreau de Port-au-Prince.


Le pire, c'est que sur le lot, il y a moins de 10 % des détenus qui purgent une peine pour laquelle ils ont été condamnés! Les autres sont en «détention préventive prolongée», une des grandes tares du système judiciaire haïtien qui témoigne de l'ampleur de son inefficacité.


La situation est dénoncée haut et fort par les organisations de défense des droits humains et par l'International Crisis Group, qui y voit une véritable poudrière. «L'ironie est que l'augmentation du nombre d'arrestations de membres des gangs et de condamnations pour des crimes graves risque d'aggraver plus encore le problème de surpopulation carcérale. Les détenus les plus dangereux ne sont pas séparés des petits délinquants par manque d'espace. Les réformes de la police et de la justice pourraient bien échouer si les infrastructures carcérales ne sont pas améliorées immédiatement. Pourtant, ni les bailleurs de fonds ni le gouvernement ne prennent la mesure de l'élément carcéral dans le cadre de la réforme du secteur de la sécurité», peut-on lire dans un rapport publié en mai 2007.



* Les frais de ce séjour à Haïti ont été payés par l'Organisation internationale de la Francophonie.

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