samedi

Sur ce macchabé pourrissant...

Le nouvelliste / 5 Septembre 2008

Insertion Demandée

Il est temps de dire quelque chose, de parler franc, de parler vrai et de parler avec puissance concernant le devenir du pays. Cette impulsion en moi tellement intense, tellement prégnante à assumer cette responsabilité déjà depuis quelque temps, s'est amplifiée cette année en trois occasions. En ces occasions-là, les mots me tournaient dans la tête. Un désordre de mots qui s'imposaient à moi comme un acouphène insupportable. Et mon ego ne cessait de m'interpeller.

Premièrement, lors des événements d'avril 2008, hâtivement qualifiés, de façon demi-habile, d'émeutes de la faim. J'étais en ce moment-là à l'étranger, plus précisément aux Etats-unis à Miami. J'ai pu suivre les nouvelles sur internet et à travers les rares émissions de radio et de télévision de la diaspora "aïtiennes"(Nous avons utilisé cet orthographe tout au long du texte pour donner toute son importance et son plein sens au phonème, ou mieux au son aï du langage parlé Taïno : les premiers habitants de l'île) avec toutes les limitations et difficultés y inhérentes. Alors, on peut facilement deviner et même comprendre tout ce que j'ai dû ressentir comme d'angoisse. Moi qui n'avais jamais été si loin de mon pays dans ces moments de convulsions sociales et politiques au cours des vingt dernières années.

Cette pénible expérience m'a encore fait constater combien les gens en diaspora - après avoir entendu quelques commentaires bien sûr, détachés depuis quelque temps des réalités sociopolitiques "aïtiennes" concrètes, n'y entravaient que couic que dalle. Heureusement, aujourd'hui, grâce à l'internet, de partout, on peut capter en direct certains médias "aïtiens". Dans mon for intérieur, j'éprouvais la mystérieuse sensation que je savais déjà que cela devait et allait arriver et que j 'en avais toutes les explications : « la phase ultime du chaos qui doit déboucher sur la lumière ». De surcroît, les interventions opportunistes et intempestives des politiciens, minables et forbans, m'exaspéraient tellement que j'ai dû recourir à toutes mes ressources intérieures pour pouvoir garder mon calme et mon équanimité.

Deuxièmement ou alors la deuxième fois, assurément, c'était au cours du mois de juin quand j'ai lu « dans les remous de l'actualité »du Nouvelliste - je ne me rappelle plus la date ni même le numéro - que selon les rumeurs, le président René Préval aurait désigné Michèle Duvivier Pierre-Louis comme Premier ministre. Cela a provoqué un grand tollé avec tous les ragots que l'on connaît. Connaissant le niveau actuel de traitement des affaires politiques en ce pays, plus particulièrement au Parlement, au fond de moi-même, j'ai eu encore cette autre réaction de me demander : qu'est -ce qu'elle pourrait bien aller chercher dans cette galère ?

Je connais personnellement Michèle D. Pierre-Louis. On sait se parler. On sait, ensemble, faire des commentaires et même avoir quelques discussions sur l'état social et politique du pays en certaines occasions. On est aussi, tous deux, membres du Groupe d'Initiative pour la Redynamisation du Secteur Culturel. Je peux même me prévaloir d'avoir été sur une même table de conférence que cette intellectuelle de belle eau et de haut vol qu'elle est, lors du Forum multiculturel organisé en "Aïti" par le centre culturel Africa América en été 2004. A dire vrai, je ne connais pas les dispositions spirituelles de Michèle Pierre - Louis. D'une manière intime, privée. Je ne la connais pas particulièrement. Seulement je sais que c'est une personne bien : simple et généreuse.


La troisième fois, la toute dernière, c'était le vendredi 4 juillet quand j'ai suivi sur la TNH un débat (est-ce-qu'il y en avait réellement un ?) réunissant certaines personnalités de l'élite dominante "aïtienne" : juristes, pasteurs, militante féministe, professeur et doyen d'université. Ils avaient à débattre du thème : Champ politique, vie publique et vie privée. Quelque chose de ce genre. J'ai retenu, notamment, que l'animateur de l'émission n'avait pas su ou n'avait pas pu maîtriser le débat. Et cela avait surtout faussé et dévissé l'émission à chaque instant. De toute évidence, la langue de bois des panélistes était carrément dérangeante mais significative de leur limitation cognitive au -dedans d'une mentalité encore colonisée. N'en déplaise à ces messieurs, si l'on excepte Magalie Marcelin qui a beaucoup fait l'effort de rester cohérente et égale à elle-même.

Il est décevant et triste de constater, aujourd'hui encore, combien est fort le degré d'aliénation de nos élites intellectuelles et sociales dites civilisées. Ces boursouflures de tous bords qui veulent toujours se faire voir et entendre, quitte à piétiner et à écraser tout ce qui devrait faire leur fierté. Comment peut il être logique et sensé de vouloir mettre tout un peuple encore et toujours attaché, rebelle et têtu, à la culture négro-africaine, en coupe-réglée des schémas et reflexes comportementaux occidentaux observés à Paris et à Londres par un professeur d'université ?

Ce vendredi-là, j'étais profondément choqué et dérangé. J'en avais par-dessus la tête de tout ce qui se disait dans les médias et dans la rue à propos de la morale et des valeurs sociétales. Toutefois, j'avoue que, paradoxalement, je me suis quelque peu ressaisi d'un genre amusé quand je réalise, sur le coup, que dans ce pays, actuellement, il se passe, heureusement, dans cette conjoncture ce que nous devons appeler la bataille des pseudo-occidentaux. Bataille entre les tenants de la morale judéo-chrétienne : pasteurs et prêtres de tout acabit et les autres assimilés : intellectuels promoteurs de valeurs d'une société républicaine laïque, et mystificateurs d'un Occident à bout de souffle, malade jusqu'au plus profond de sa culture.

De quelle société veut-on parler ? Est-ce de la nôtre en état de crise, voire de décomposition avancée, que Jean-Paul Sartre aurait qualifié de « ce grand cadavre à la renverse où les vers se sont mis » ? De quelle République parle-t-on ? De la République de Pétion instaurée après l'assassinat de l'Empereur Jean-Jacques Dessalines, comme disent les historiens, ou de celle à quoi faisait allusion Plutarque lorsqu'il affirmait que « le déséquilibre entre les riches et les pauvres est la plus ancienne et la plus fatale des maladies des Républiques ». Quand les uns parlent de moralité chrétienne et font référence à la Bible, les autres dénoncent l'intolérance et son géniteur, le fondamentalisme. Tohu -bohu de Capharnaüm! Bien souvent, les dominants et les privilégiés - totalement aise et confortable dans la réalité socio-formelle - réclament ou revendiquent la tolérance pour mieux imposer leur intolérance si ce n'est l'inacceptable.

Le comble de tout cela est que les uns et les autres expriment des talents exceptionnels, et pratiquent un art remarquable d'ignorer les voies authentiques de notre libération et de notre destinée de peuple avec tous les référents axiologiques qui ont fait de nous - malgré la dure et paradoxale réalité d'aujourd'hui - ce peuple libre et indépendant. Tout ce qui aurait pu faire de nous une grande nation au- dedans de notre civilisation propre.

Nos élites n'ont point réussi à s'émanciper ni à se libérer des séquelles du colonialisme occidental qui obombre toute évolution positive du peuple en tant que nation. Ils sont, à un point tel, vides d'eux- mêmes dans un néant de pensée et de sens qui délite l'humanité de ce peuple qui vasouille, actuellement, dans un état quasi végétatif. Obnubilés par le sexe, ces dites élites, ces hyper-civilisées, toutes dimensions confondues, monstrueusement avides d'argent, de pouvoir et de gloire, n'ont point ressenti les secousses douloureuses et dangereuses de l'effondrement de tout notre système écologique. Constat amer, mais constat quand même d'une situation qui mérite d'être changée.

En effet, les deux premiers événements sus-cités qui auraient pu, comme tous les autres, passer dans la rubrique de nos turpitudes et banalités historiques n'était la dynamique socioculturelle actuelle non visible mais active - événements que je considère, moi-même, comme majeurs, à savoir : « les émeutes de la faim » d'avril 2008 et la désignation de Michèle Duvivier Pierre-Louis comme Premier ministre - ont créé, au-delà de l'arrogante débilité du discours dominant, l'opportunité d'engager de grands débats de pensées. Qui manquent douloureusement à ce pays.

J'espère qu'on aura saisi cette occasion pour ouvrir véritablement et honnêtement ce débat de fond et qu'il ne sera pas clos avant d'en avoir été ouvert.

Il nous faut reoxygéner nos espaces publics pour des débats participatifs sérieux et inclusifs. Il suffirait alors que ces dits espaces soient d'abord ouverts, vraiment ouverts, et aussi que le pan silencieux de l'intelligentsia nationale, porteuse de valeurs et de discours solidement ancrés dans la profondeur de notre appartenance et notre identité négro - africaine, sorte de son mutisme et de sa timidité maladive pour participer vigoureusement à ces dits débats. Donc, je me suis dit : que dans cette dynamique contextuelle du moment, il est urgent de combattre l'aliénation culturelle jusque dans ses retranchements les plus obscurs et profonds. Je dois jouer ma partita, ai-je donc pensé. Et c'est ce qui origine ce texte.


N'a -t- on pas cessé de nous rebattre les oreilles, d'une part, à l'échelle internationale, que l'Etat "aïtien" est un Etat failli, et d'autre part, au niveau national, ne savons-nous pas que l'Etat "aïtien" est en perte accélérée d'autorité et de substances ? Où sont donc passées les grandes plaidoiries et les grandes envolées médiatiques en faveur d'une conférence nationale, d'un dialogue national et d'un Woumblé de refondation nationale et tous les dispositifs mis en place ? N'avait-on pas déjà constaté et réalisé que la crise que traverse le pays - plus qu'une crise politique et économique - était une crise pluridimensionnelle à la fois essentielle, existentielle et civilisationnelle? L'Etat "aïtien" actuel n'est-il pas un cadavre pourrissant sur quoi végètent déjà les plus nuisibles et les plus inutiles sous-espèces de notre société ? Un Etat sous tutelle, incapable de s'autogérer et de s'autoréaliser, dis-je !

Que peut - on encore espérer de cette société involutive (Haïti Toma) soubassement organique absolu de cette entité chaotique ingouvernable, cette société exclusive, incapable d'assumer les conséquences de son histoire et de se renouveler pour le plus grand bien de ses membres ?

Peu s'en faut, l'espérance est là dans la rédemption de "Aïti Kiskeya" au-dedans des valeurs ancrées dans la profondeur de nos racines. Elle participe du principe du chaos fécond, ce grand désordre devenu principe cosmique et principe physique immanent, pour répéter Edgard Morin. Il s'agit de la désorganisation organisatrice des choses dont le principe de base est celui de l'auto- organisation selon laquelle tout ce qui existe s'autodétermine. Cette autodétermination entraînera inéluctablement, sur le plan politique et social, une autocréation permanente de la société dans laquelle seront dissoutes toutes les institutions socio-formelles existantes ; et d'un processus de turbulence, de changement et de continuité naîtra l'équilibre social et culturel nécessaire pour changer la vie. Il nous faut donc changer la vie !

On a toujours considéré le peuple (peuple paysan et masses défavorisées des bidonvilles) comme la part maudite, le rebus de cette société mal conçue et exclusive. Tandis qu'on crache sur son vécu, son savoir-faire et sur sa sagesse singulière, on s'égare à faire l'apologie des diplômes des grandes écoles occidentales comme carte d'accès au pouvoir politique, et que son vote ne peut servir qu'à reconnaître ou à valider des soi-disant « compétences ». Voila pourquoi il a tourné le dos aux hommes politiques, aux intellectuels et aux institutions du pays. Alors, comment peut-on prétendre à la « démocratie » quand il n'existe aucun lien réel entre le peuple et le monde politique?

Le 12 février 2006, ce peuple - je parle du peuple historique évidemment - a lancé un message aux élites du pays et le message n'a point été capté ni compris. Il faut toujours rester à l'écoute de ce peuple déroutant et rebelle. Rebelle à tout ce qu'il n'a pas aidé à construire ou qui ne correspond pas à ses véritables et légitimes aspirations. Il ne faut pas confondre écouter et céder à la pression. Je parle ici d'une écoute dynamique, active, réflective et opérationnelle dans le sens de la mise en oeuvre de ses aspirations en programmes et projets de politiques publiques. Le peuple veut rêver ; plutôt que de lui en fournir la matière et les moyens, on s'essuie les pieds sur son courage et sur sa fierté.

Au demeurant, tout peuple a besoin de rêves et de mythes pour avancer, s'autodéterminer et s'accomplir. La force d'un peuple réside dans les puissances de son imaginaire collectif ancré dans la profondeur de sa culture. Si l'imaginaire est au centre de la personnalité humaine, la culture est condition de progrès et de démocratie pour tout peuple et pour toute nation.

Il nous faut, aujourd'hui, par la réactivation de notre culture profonde dans le cadre d'une politique de civilisation habile, opérer avec le peuple le grand changement social, économique et politique nécessaire et vital. Pour cela, il est urgent et impérieux que, dans un cadre participatif très large, nous changions de régime politique et en même temps les pratiques, et aussi la mécanique de cette société erratique, perverse et exclusive.

La désagrégation des édifices sociaux, politiques et institutionnels à laquelle nous assistons aujourd'hui serait juste et opportune si nous admettions la réalité "aïtienne" dans toute sa dimension authentique et absolue et si, encore, nous nous armons du courage requis pour enterrer leurs dépouilles sans rémanences des effluves cadavériques, nous débarrasser de notre gangue de mort et pour, en fin de compte, jeter les bases de l'édifice nouveau et authentique à construire.

Dans cet ordre de pensée, seule une maïeutique collective, une véritable mystique du changement peut engendrer une telle transformation de cette société. Car sur ce macchabé pourrissant, rien, vraiment rien de sérieux, de grand, de bien, de bon ou de dignement humain ne peut être construit ni s'épanouir.


Jowel Erns David Jean Pierre
jowelens@yahoo.fr
eritaj@yahoo.ca
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