lundi

Gonaïves en croix ou le possible et l'impossible en sept leçons

Le Nouvelliste
05-09-08

Cette transition qui n'en finit pas

Avis d'apocalypse (en suspens)

Reconstruire cette ville martyre avec des ressources humaines arc-boutées sur leurs conservatismes et inerties n'est pas une sinécure, mais une tâche historique décisive pour tout le pays, frappé en son coeur fondateur et tréfonds mystique. C'est ma profonde conviction. Ah, les Haïtiens et l'immobilisme! Ainsi Haïti hésite-t-elle inégalement depuis 1804 entre deux destins: les lumières du progrès ou les assauts destructeurs du despotisme; la part constructiviste que tout homme porte en lui ou la part obscurantiste qu'il ne récuse point et qui, elle, s'accommode plus viscéralement de la répression et de la paix des cimetières. S'ils étaient moins défaitistes! Impossible d'être plus attentiste!

-I-

Ce qui manque à notre époque, à notre génération, c'est la volonté de tout remettre en question, de repenser la longue et infernale trame de la Transition. Sommes-nous sur la bonne voie? La Légitimité électorale ( souvent brouillonne et contestée) suffit-t-elle pour bâtir l'Etat de droit? Comment harmoniser les impératifs de la démocratie représentative et les exigences du développement économique? Désespoir. Angélisme et misérabilisme entremêlés sous le volcan.

Les catastrophes - naturelles, politiques, économiques (le dossier calamiteux des Coopératives sous Jean-Bertrand Aristide par exemple), sanitaires, nucléaires, humanitaires, militaires et autres - ne se produisent pas au coeur des nations pour gémir, pas plus que pour rester les bras croisés. L'action de l'Etat et des autres secteurs engagés de la vie nationale n'a pas à être exclusivement réparatrice ou compassionnelle. Il leur incombe d'être proactifs, préventifs, constructifs, pour que l'incompétence des uns, la résignation des autres, l'égoïsme des prétendues élites, la culpabilité des générations passées, les antagonismes présents ne rallument plus sans cesse en nous la honte et l'échec, le pessimisme dévastateur et le sauve-qui-peut individuel. La mauvaise mémoire, la culture du Bon Dieu Bon, l'impuissance collective veillent sur la Cité, n'est-ce-pas?

-II-

« L'imagination est la seule vertu qui nous reste. Et peut-être la première des vertus», clamait Françoise Sagan qui vient de mourir. Il est certain que pour nous autres Haitiens, hantés par le malheur et la mort, l'imagination est synonyme d'abnégation, de recherche de la paix, de culte du bien public, de reconstruction nationale...Mais quand? Avec qui?

Voilà plusieurs décennies - ne remontons pas à l'époque coloniale - que Haïti se trouve engluée dans un déboisement croissant qui détruit systématiquement tout: les sols, les espèces animales et végétales, les ressources en eau et les réserves d'oxygène. Avec pour causes et conséquences brutales l'urbanisation anarchique. Pollution. Insalubrité. Banditisme et misère, vifs comme des anguilles. Explosion démographique. Analphabétisme. Ville rebelle et meurtrie Gonaïves en croix - est toujours hélas un exemple. Et Port-au-Prince surpeuplée, ceinturée de bidonvilles, sans canaux d'évacuation? Et Laboule avec ses carrières de sable? Le morne « L'Hôpital»? Et le Pic Macaya? La liste infinie est macabre ...

-III-

Dès lors resurgit la lancinante question croisée de l'environnement et de l'urbanisation. Que doit-on faire? Tout semble indiquer que nous sommes arrivés à un point de non-retour. Forage en eaux profondes. Il faut agir maintenant de façon vigoureuse pour freiner, d'une part, cette dégradation et pour effectuer d'autre part, ce tournant innovant. Sinon ce sera TOT OU TARD l'apocalypse.

Chacun en admet l'urgente nécessité pour le pays, mais ne fait que parler. Individualisme, laxisme, absence de vision, complot contre l'intelligence: là est le «mal haïtien». Ne manque que l'essentiel: la volonté politique et collective de mettre en application ces progranmmes de lutte contre la déforestation massive, la pauvreté ou la détresse des masses paysannes et urbaines, l'ignorance et le chômage qui les annihilent, le banditisme organisé, le pullulement des bidonvilles et l'insalubrité. Je suis sceptique avec un fond de réformiste pragmatique, mais je dois dire, face au bilan désastreux de nos dirigeants et à l'attitude rétrograde des couches possédantes, que je suis pour le moins dubitatif sur les perspectives à court et moyen terme.

-IV-

En tous points, cette rude tâche de reconstruction de la Cité de l'Indépendance - elle devrait être la Capitale politique de la patrie de Jean-Jacques Dessalines, Alexandre Pétion et Henri Christophe - représente un beau ballon d'oxygène pour l'économie. Cela implique de gros sacrifices, des qualités remarquables de dirigeants portés par une vision nationale mobilisatrice et rassembleuse, un patriotisme actif et, comme c'est le cas depuis toujours, non verbeux. Dans ces circonstances où la nature, aidée par notre incurie, a coupé court à la vie par la destruction implacable puis par la mort, tout discours est un trompe-l'oeil, toute inaction pour prévenir de tels désastres est un crime.

C'est un mécanisme qui prend en compte la logique révolutionnaire au sens noble du terme, c'est-à-dire un management de masse, une gestion axée sur la mobilisation des énergies et des ressources positives, un leadership collectif porté à l'apaisement et à la participation, réputé surtout pour son altruisme et son dévouement patriotique en face des épreuves... Mais quand?... Mais quand?... Pour stopper le déboisement et la dégradation accélérée de notre environnement, ne faut-il pas une révolution? Pacifique s'entend...

Je soutiens avec beaucoup d'autres qui prétendent que, vu la profondeur abyssale du TROU où nous sommes enfoncés, un NOUVEAU CONTRAT SOCIAL ne suffit pas... D'ailleurs, y a-t-il eu jamais auparavant un quelconque CONTRAT SOCIAL? Une Conférence Nationale ou des Etats Généraux de la Nation? Méfions-nous des palabres et des bonimenteurs, des leaders charismatiques et des symposiums organisés pour ne pas agir, pour fuir et occulter la réalité... Alimentée par la peur et la haine du grand nombre, l'incivisme et l'égoïsme des privilègiés, l'ambition politique aveugle, cette culture du «voye monte» induit, selon moi, une incapacité de s'affranchir du passé et du statu quo, un goût funeste pour l'inaction et le trompe-l'oeil, une vocation au chaos (K.O.). Ce qu'il nous faut, ce sont des femmes et des hommes d'action, de progrès, d'adnégation...


Notre problème, ce n'est pas un manque d'idées, mais une carence affligeante de volonté, d'action collective. Bluffeurs impénitents, égoïstes jusqu'aux os, impuissants, nous ne faisons que gesticuler, participer à des colloques, forums, symposiums, séminaires, négociations, sans obtenir des résultats concrets. A l'heure où les événements commencent à donner raison aux partisans d'une courte transition, cette leçon doit être constamment répétée.

En tout cas, tous les Haïtiens conscients de la gravité indescriptible - je veux dire apocalyptique - de la situation générale (Gonaïves n'a fait qu'ébruiter le baromètre, si l'on peut dire) sont convaincus que l'inaction ou la criminalité ne peut pas occulter la nécessité d'une authentique politique nationale de reconstruction, de réconciliation et d'apaisement. Principal dossier d'accusation.

Avec l'honnêteté de l'homme froid, je ne suis pas de ceux qui disent que c'est facile de procéder à des réformes combinées, multisectorielles, c'est-à-dire à une révolution pacifique chez nous. Mais je crois que tout au long de notre tumultueuse Histoire, c'est le camp antiprogressiste des conservateurs qui a triomphé, évidemment pour notre malheur. Car c'est bien le statu quo qui est à l'origine de tant de calamités nationales, de pratiques criminelles et de résultats catastrophiques. Position intenable. La résistance au changement, au progrès collectif, au relèvement de la grande majorité des démunis n'est pas une exception haïtienne. Mais dans toute la Caraïbe, en Amérique latine, en Afrique et en Asie, elle reste vivace tant pour des raisons idéologiques, historiques, politiques, sociologiques, culturelles économiques que religieuses, agraires, géographiques, administratives.

Quelle que soit la persistance de ces obstacles séculaires au renouveau national, il est aujourd'hui impératif d'entreprendre une série de réformes vigoureuses à tous les niveaux. On peut toujours rêver, pourquoi pas?...

Dans le registre des condoléances, des téléradiothons et autres tons, des dons en toutes sortes, des sympathies d'ordre publicitaire ou promotionnel, les Haïtiens commencent à faire preuve de beaucoup de vivacité. Ce sont des gestes de solidarité encourageants.

-V-

Tout cela est inutile, tapageur, hypocrite même. Il faut davantage. Il faut -est-ce une illusion?- un sursaut national modernisateur! C'est le volontarisme, plus que les bonnes intentions ou lois, qui fonde la nation moderne et l'Etat de droit. Au moment où tous ces groupes, associations, institutions nationales (et internationales, remerçions-les vivement) se jettent à fond dans l'humanitaire, il n'y a aucune structure d'hygiène publique et de lutte anti-incendie (sapeurs-pompiers équipés) dans la zone métropolitaine (Pétion-Ville, Port-au-Prince, Carrefour, Delmas). Quelle tristesse! Un Etat assisté n'a pas d'avenir! Aucun!

Si l'on ne traite pas le mal à partir de ses racines... Si l'on ne prend pas les mesures collectives de redressement... Frustrations. Pillage.

...Je ne sais pas ce que nous allons faire lorsque plusieurs régions du pays seront sinistrées, inondées, ici et là... Cessons de nous leurrer...

Les gémissements à propos de notre mauvaise gouvernance (c'est le mot à la mode) environnementale et notre mauvaise gouvernance tout court (datée de 1804, selon les plus pessimistes) reprennent donc de plus belle après le désastre gonaïvien, salubre ou infectieux pour la conscience que notre Etat/état a de lui-même et pour l'idée que s'en font les étrangers - nous sommes nombreux à adopter le premier point de vue. Et Mapou? Et Fonds-Verrettes? Déjà enterrés comme dossiers. Et le Nord-Ouest? Ah! qu'il est donc lamentable d'être Haïtien!

-VI-

Mais avec Gonaïves, ville emblématique par essence et largement politisée, il faut s'attendre au pire si rien de vraiment acceptable, impossible-possible, digne, remarquable n'est fait... au plus vite et valablement ... Elle qui en a tant vu... Ce sera notre Golgotha... Si Gonaïves résume toute notre histoire, il est logique qu'elle devienne le plus grand chantier de l'ère démocratique.

Mais quand? Mais quand? Un dossier tentaculaire et ingérable de plus en plus dans cette transition vouée au malheur et à la peur d'agir. Comme en 1954 sous la présidence de Paul Eugène Magloire!? Un programme de développement national, fondé sur une réforme budgétaire orientée vers l'autonomie des régions ou provinces, est donc nécessaire. Inévitablement. Tôt ou tard. Tout fait symbole depuis toujours dans les contours, le cours et les détours du fleuve «L'Artibonite» qui alimente le grand marché légendaire de L'Estère et que les premiers habitants de l'Ile, portés à l'hyperbole, considéraient comme une mère nourricière.

-VII-

Il y a un autre écran de fumée : l'assistance internationale. Tout repose là-dessus. Pas de P.N.H. capable d'accompagner ces populations traumatisées. Nous ne sommes pas préparés à gérer les catastrophes, faute d'organisation et de logistique. C'est déroutant, un désastre de ce genre. Pas de système de secours approprié. Patiemment, mais sans désemparer, nous devons opter pour un Etat régulateur éclairé, nous devons agir au lieu de nous lamenter et de nous entretuer, nous devons CONSTRUIRE.

Pour la mémoire de nos Aïeux et le bien-être de nos enfants! Les Blancs sont des sapeurs-pompiers, des infirmiers, des donateurs, mais pas des dirigeants, des constructeurs décidés d'agir à notre place. A la pointe du modernisme, je plains le sort de nos actuels responables et futurs dirigeants. Le gouffre s'esclaffe.

Fiers et déterminés pour la plupart, aujourd'hui malades en situation d'extrême précarité, les Gonaïviens l'ont compris: c'est aux Haïtiens eux-mêmes de moderniser leur Etat en créant une nation solidaire et laborieuse, ambitieuse et sûre d'elle. Ni les slogans trompeurs ni la sempiternelle stratégie de la fuite en avant ne peuvent récuser cette leçon incontournable. Répétons-le à satiété à nos hableurs infatigables (il faut les écouter sur nos ondes à longueur de journée): Haïti est en train de mourir faute de réformes en profondeur et de réformistes irréductibles. Inefficacité gouvernementale. Cafouillage. Protestations et déceptions des populations esseulées. "Pita pi tris"...

Car il s'agit de la construction d'un Etat moderne - n'ayons pas peur d'employer le terme exact - fort, c'est-à-dire efficace, détenteur de pouvoirs régaliens - , parallèlement à la floraison d'une Société civile omniprésente, si tant est que nous voulons bâtir une nation démocratique et pacifique. Il y a hélas, après analyse, d'autres alternatives : la mise sous tutelle onusienne en bonne et due forme par exemple ou «l'extinction» nationale ...

...Tôt ou tard... La morale de cette interminable Transition?...

(Texte paru initialement dans le numéro du mardi 19 octobre 2004, Le Nouvelliste)


Pierre-Raymond Dumas
Email: padreramonddumas@yahoo.fr
Cell: 3557-9628 / 3903-3805
A PARAITRE PROCHAINEMENT:
D'une Armée dans la mêlée à une Police dans la tourmente / Haïti, terre de culture et de communication

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