samedi

Des centaines de milliers d’esclaves au paradis dominicain

http://www.monde-diplomatique.fr/2008/08/FERNANDEZ/16212
août 2008 - Pages 8 et 9


Haïti, ce pays en dehors
Par Benjamin Fernandez

Chaque année, pour l’ouverture de la zafra, la saison de la récolte de la canne à sucre, environ vingt-cinq mille Haïtiens gagnent le versant verdoyant de l’île — la République dominicaine. Le plus grand nombre grossira les rangs des braceros, coupeurs au service de la riche industrie de la canne. Appâtés par les promesses de salaires mirobolants de passeurs sans scrupules, les buscones, ils sont rapidement happés par l’engrenage : rackettés par les gardes-frontières ou par de simples voleurs qui se font passer pour des policiers, leurs papiers confisqués à leur arrivée, ils s’entassent dans des baraquements entourés de barbelés, sans eau potable ni électricité — les bateyes. Ceux qu’on appelle péjorativement les « Congos » doivent alors travailler de l’aube à la tombée de la nuit pour un salaire de misère.

La fin de la zafra les voit « libres » de rentrer en Haïti. Mais, n’ayant pas réuni l’argent nécessaire au retour, la grande majorité, endettée et en situation illégale — visa expiré ou resté entre les mains des gardiens —, se retrouve prise au piège des bateyes. Aucun des deux gouvernements ne reconnaît leurs enfants nés ici. Deux cent cinquante mille d’entre eux, apatrides, vivraient en République dominicaine, sans accès à l’école ni aux soins médicaux, la plupart forcés de trimer dans les plantations dès qu’ils atteignent l’âge de tenir une machette.

En 2004, le Congrès dominicain modifie sa politique de la nationalité, adoptant une nouvelle loi générale sur l’immigration discriminatoire à l’égard des travailleurs migrants (1) et de leurs descendants. Celle-ci leur refuse notamment l’accès à la nationalité dominicaine. Début avril 2007, l’Etat approuve un plan créant un « livre rose » pour les étrangers. Celui-ci assigne des certificats de naissance de couleur rose aux enfants nés de « sans-papiers » ou qui ne peuvent prouver leur nationalité. Pour M. Wooldy Edson Louidor, du Groupe d’appui aux rapatriés et aux réfugiés (GARR), « cette décision (...) ne fait qu’institutionnaliser la discrimination qui prive des catégories sociales, spécifiquement les personnes d’origine haïtienne, du droit à la nationalité sur la base de leur appartenance ethnique et de la couleur de leur peau ».

Au terme d’une mission d’observation menée en octobre 2007, deux rapporteurs spéciaux de l’Organisation des Nations unies sur le racisme dénoncent « un problème profond et bien enraciné de racisme (...) vis-à-vis de groupes tels que les Haïtiens, les Dominicains d’origine haïtienne et, plus généralement, contre les Noirs, dans la société dominicaine ». Dès leur arrivée, le Sénat et l’Eglise avaient dénoncé un « complot international » contre le pays... Et c’est sans compter les victimes du trafic humain retrouvées chaque mois, de part et d’autre de la frontière, abandonnées par les passeurs, mortes de faim, violées, battues à mort ou exécutées par les gardes-frontières — Amnesty International a publié un rapport accablant sur la situation des Haïtiens et Dominicains d’origine haïtienne (2).

L’Etat dominicain franchit un nouveau palier en déployant, le 27 septembre 2007, un corps spécialisé de sécurité frontalière (Cesfront) de cinq cents hommes à la frontière. De nombreuses associations et des membres de la société civile haïtienne s’inquiètent de cette militarisation du problème migratoire. Au total, durant l’année 2007, plus de seize mille Haïtiens ont été rapatriés, dont seulement la moitié sur décision du bureau d’immigration.

Toutefois, leur traversée clandestine constitue une source de profit considérable pour l’oligarchie dominicaine, en particulier pour les trois familles qui se partagent les bénéfices du sucre dominicain : les Vicini, les Campollo et les Fanjul. A la tête d’un colossal empire, les frères Alfonso et José Fanjul possèdent l’immense exploitation de la Central Romana, à l’est de l’île. Les baraquements dans lesquels s’entassent les travailleurs haïtiens se trouvent à quelques centaines de mètres de la luxueuse Casa del campo, vaste complexe de villas qui sert de villégiature aux « amis » de la famille Fanjul. Y sont passés tous les présidents des Etats-Unis, depuis Ronald Reagan, mais aussi la famille royale d’Espagne.

Soucieux des intérêts de leur firme Flo-Sun, qui, cultivant quatre cent mille hectares en Floride et en République dominicaine, produit trois millions et demi de tonnes de sucre par an, les Fanjul financent généreusement les deux camps, démocrate et républicain, grâce auxquels ils conservent les subventions du gouvernement américain. Celles-ci leur rapportent chaque année 65 millions de dollars.

Ce puissant lobby n’hésite pas à faire pression sur les défenseurs des droits des travailleurs haïtiens. Les Dominicaines Noemí Mendez, avocate plaidant pour l’accès à la citoyenneté, et Sonia Pierre, directrice du Mouvement des femmes dominicano-haïtiennes, accusées d’orchestrer une « campagne internationale de dénigrement contre la République dominicaine », sont menacées de mort.

L’Etat dominicain et ses institutions n’hésitent pas à participer à ce harcèlement. Ainsi, la commission centrale électorale demande l’annulation de l’acte de naissance de Mme Pierre, d’origine haïtienne et lauréate du prix Robert-Kennedy des droits de la personne en 2006 : il est vrai qu’elle est à l’origine de la condamnation de l’Etat dominicain par la Cour interaméricaine des droits de l’homme pour déni de nationalité à deux fillettes d’ascendance haïtienne nées sur le territoire.

Le 1er mai, la Chambre des députés porte plainte, auprès de l’ambassade de France à Santo Domingo, contre l’initiative « Esclaves au paradis », organisée en juin 2007 à Paris, et qui comporte une série de débats, une exposition de la photographe Céline Anaya Gautier et la diffusion du film The Price of Sugar, de l’Américain Bill Haney, sur les travailleurs des bateyes. En juin, le ministre des affaires étrangères dominicain Carlos Morales Troncoso demande même au sommet de l’Organisation des Etats américains (OEA), à Panamá, de condamner cet événement. Relayé par plusieurs journaux dominicains, le chef de la diplomatie dénonce une « campagne de haine », qui exagère le tableau des conditions de vie des bateyes. Longtemps actionnaire des multinationales sucrières, il s’indigne du terme « esclaves », soutenant que ceux-ci sont « libres, rémunérés et travaillent de leur plein gré ». Les organisateurs d’« Esclaves au paradis » et les producteurs de The Price of Sugar ont subi des pressions de la part des avocats de la famille Vicini pour empêcher la sortie du film, déjà interdit de diffusion en République dominicaine.

Cette levée de boucliers disproportionnée révèle les enjeux financiers colossaux de cette exploitation : les marchés du tourisme, du sucre et des agrocarburants issus de la transformation de la canne en éthanol, principaux moteurs de l’économie dominicaine en plein essor. Propriétaires et autorités privilégient une offensive juridique systématique contre ceux qui ternissent leur image, plutôt que d’envisager une amélioration des conditions de vie des travailleurs immigrés.


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(1) Selon une étude réalisée par le Centre culturel dominicano-haïtien, ils représentent 70 % de la main-d’œuvre, et apportent 30 % du produit intérieur brut (PIB) du secteur agricole et 6,8 % du PIB de la construction.

(2) « République dominicaine. Une vie en transit. La situation tragique des migrants haïtiens et des Dominicains d’origine haïtienne », avril 2007.



http://www.monde-diplomatique.fr/2008/08/FERNANDEZ/16212 - août 2008

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