vendredi

Questions sur l’esclavage

Sud Quotidien - SENEGAL http://www.sudonline.sn/spip.php?article13605
vendredi, 5 septembre 2008 / Amady Aly Dieng

La mémoire enchaînée / Questions sur l’esclavage
Par Françoise Vergès

Hachette Littératures 2006
205 pages

Françoise Vergès enseigne les sciences politiques à l’université de Londres. Elle est notamment l’auteur, dans la collection « Pluriel », de La République coloniale (avec Nicolas Bancel et Pascal Blanchard) et d’un livre d’entretiens avec Aimé Césaire, Nègre je suis, nègre je resterai (Albin Michel, 2005).

Les controverses en France sur la traite négrière et l’esclavage suscitent deux questions : Pourquoi le débat public est-il si tardif ? Pourquoi revêt-il un caractère extrême ? Françoise Vergès suggère que la lenteur qui a présidé à cette prise de conscience peut être analysée comme un point aveugle dans la pensée française. Elle revient sur les conditions et les causes de l’oubli, pour imaginer les conditions de son dépassement, sans céder à ceux qui veulent faire de la mémoire de la traite et de l’esclavage une rente de situation ou à ceux qui tentent de l’utiliser pour justifier des dérives populistes.

Le débat montre que la majorité des descendants d’esclaves ne veulent pas être esclaves de l’esclavage qui fut imposé à leurs ancêtres. Ils refusent d’être enfermés dans le passé, mais sont convaincus que, sans un examen de l‘héritage, ce passé restera un passif, une assignation à résidence.

Dans la conclusion de Peau noire, Masques blancs, Frantz Fanon déclarait ne plus vouloir être « esclave de l’esclavage », ne plus vouloir porter la douleur et la souffrance de ses ancêtres. Ces remarques ont paru problématiques. L’irritation de Fanon fait écho à celle des femmes qui se sont révoltées contre les assignations à une image de « la » femme, cette chose totalement inventée, fantasmée ; à celles des Africains sommés de se conformer à une image du « Noir », à une « culture africaine », alors que l’Afrique est un continent extrêmement divers et complexe. Pour autant, ces assignations ne disparaîtront pas parce qu’on aura soudain fait abstraction des différences. La démocratie gagne à se confronter à ces tentions entre les différences et unité, dans la recherche de l’intérêt général.

La mémoire de la traite négrière et de l’esclavage n’est pas simplement une source de manipulations et d’abus, mais un enjeu social et culturel. C’est cet aspect que Françoise Vergès veut analyser dans cet ouvrage.

La France découvre aujourd’hui une altérité qui existait déjà depuis bien longtemps en son sein, mais qu’elle avait choisi d’ignorer, oubliant, voire occultant son histoire. C’est parce qu’elle surgit dans ses « banlieues » que l’altérité inquiète. Or l’esclavage apporte, en métropole et dans la colonie, avec lui, malgré lui, inévitablement, du pluriculturel, du plurilingue, du plurireligieux, et il entraîne inévitablement une démocratisation de la vie politique en métropole et dans la colonie. La « présence noire » en France remonte à plusieurs siècles. Très vite, la France va édicter des règles et des lois pour contenir cette présence. De fait, l’esclavage met la métropole en face de ses contradictions. Pour obtenir leur liberté, les esclaves s’appuient sur le principe de 1771, énoncé dès le XVIe siècle – la France , « terre de liberté » ne permet « aucun esclave sur son sol ».

L’amnésie ne frappe pas seulement l’histoire des comportements anciens qui consistaient à refuser tout contact avec les Noirs, mais aussi le rôle actif que les esclaves ont joué dans la vie politique et l’avènement de la démocratie.

Le silence sur la révolution haïtienne s’explique, paradoxalement, par l’importance toute particulière que lui reconnaissent ses contemporains et les générations suivantes. Abolitionnistes et racistes, intellectuels libéraux, économistes, propriétaires d’esclaves, tous utilisent Haïti pour défendre leur position.

Les causes du retard doivent d’abord être imputées à l’oubli dans lequel tombent la traite et l’esclavage dans les récits de la nation après 1848 et ce jusqu’en 1998, en un mot à l’indifférence envers l’outre-mer dans la recherche et dans l’opinion publique. C’est l’interprétation que privilégient les ultramarins qui perçoivent l’oubli avant tout comme une expression de mépris.

L’histoire de la traite et de l’esclavage tombe dans l’oubli dès les lendemains de l’abolition en 1848. La France , seule puissance esclavagiste européenne à avoir connu deux abolitions (1794 et 1848), choisit de faire silence sur ces événements. En donnant le meilleur rôle aux abolitionnistes français, l’historiographie républicaine liquide les situations qui l’explicitent : la traite, les résistances, les révoltes, les rivalités entre puissances esclavagistes, leur enrichissement. La vie des captifs et des esclaves n’est intégrée ni dans la geste de l’émancipation ni dans le récit national.

Pour expliquer pourquoi la loi Taubira (députée de Guyane) votée à l’unanimité n’a pas fait depuis son adoption l’objet d’un débat public et pourquoi un mouvement s’est constitué quatre ans plus tard pour demander son abrogation, Françoise Vergès se propose de revenir d’abord sur sa genèse et sur les termes du débat parlementaire

Fanon n’écrit pas Peau noire, Masques blancs dans le but de condamner le racisme. Il conçoit son essai avant tout comme le manifeste d’un « nouvel humanisme ». Il voulait y explorer comment le Noir pouvait devenir un homme. Car « le Noir n’est pas un homme ». Ce texte, en dépit de toute sa richesse – ses propositions, ses silences, ses affirmations tranchantes, ses limites – n’est plus étudié en France, où il a été rangé au rayon du « tiers-mondisme », avec toutes les connotations négatives que suppose cette catégorie, associée à un anti-colonialisme jugé trop extrême, trop simpliste. Une majorité de Français perçoivent encore la colonisation comme une « bonne chose ». L’histoire de la colonisation n’a pas encore connu sa révolution méthodologique et conceptuelle, reste le parent pauvre de la discipline. Les recherches sur la post-colonisation sont largement ignorées, ou tout au plus renvoyées aux « Anglo-Saxons », un terme aussi absurde qu’inexact : inexact, si la théorie postcoloniale et sa critique sont principalement anglophones, les chercheurs qui les ont développé viennent aussi de l’Inde, de Taiwan et d’Afrique.

Ce livre aux riches et fines analyses ouvre d’énormes perspectives aux chercheurs africains qui veulent explorer les tours et contours de l’esclavage et de la traite négrière. La maîtrise du sujet est en partie dûe à sa profonde connaissance de la langue de Shakespeare.

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