dimanche

Il y a 50 ans, l'assassinat des frères Jumelle

Le nouvelliste
29 Août 2008


Lorsqu'on parle de responsabilité dans cette affaire, deux noms reviennent toujours. Les duvaliéristes d'hier et d'aujourd'hui rejettent l'entière culpabilité sur Clément Barbot. Ils y a certainement d'autres pistes à examiner, mais pour le moment envisageons la position de ces deux personnages. Quel intérêt avaient-ils à éliminer les Jumelle ? Le futur président à vie avait-il déjà conçu le plan de supprimer tous ceux qui, par la suite, auraient pu s'opposer à ses desseins ? Avait-il interprété le refus de collaborer de Clément Jumelle comme un outrage personnel ou comme la menace d'un éventuel coup d'Etat?









Clément Jumelle: candidat à la présidence en 1957











Ducasse Jumelle: sénateur



Charles Jumelle : grand propriétaire terrien

De nos jours, la vogue des commémorations semble une tendance de nos élites intellectuelles et politiques. Cet effort louable est-il le camouflage d'une fuite vers la contemplation d'un passé mythifié ou l'expression encore hésitante d'une volonté collective de faire le point avant un nouveau départ ? L'avenir le dira. En attendant, il est toujours bon de revenir sur certains faits, sur certains noms qui ont marqué notre histoire mais que les générations montantes (héritières qu'elles le veuillent ou non de ces faits et de ces noms) ignorent totalement ou - pire - dont elles n'ont qu'une image floue et complètement déformée.

Dans Le Nouvelliste du 24 novembre 1993 (n˚ 34.669) Mme Vve Ducasse Jumelle (née Antonia César), en réaction contre une déclaration faite quelques jours auparavant par le général retraité Pierre Merceron sur les ondes de Radio Liberté, publia une relation des événements ayant conduit à l'assassinat de Ducasse et Charles Jumelle, le vendredi 29 août 1958. Dans un autre article, inédit, elle a raconté l'enlèvement du cadavre de Clément Jumelle lors de ses funérailles, le 12 avril 1959.

Aujourd'hui, cinquante ans après ces événements, je propose au lecteur de méditer le premier de ces textes. Mais, auparavant, un rappel s'impose.

Tout au long de ce développement, J'utiliserai les souvenirs que me confiait souvent la veuve de Ducasse Jumelle qui, durant quarante trois ans, m'a donné autant sinon plus qu'une mère peut le faire. Ces mémoires, transmis oralement et avec une précision extraordinaire, ont été complétés par ceux d'autres membres de sa famille, surtout Anna et Louis, et de quelques personnes qui n'ont pas souhaité que leur nom soit mentionné ou que j'ai rencontrées à une époque où je ne savais pas encore que j'utiliserais leurs déclarations.

Atteints de projectiles

Au cours de la nuit du 28 au 29 août 1958, 50 ans après l'Affaire des frères Coicou en 1908, entre minuit et une heure du matin, à l'angle des ruelles Rivière et Alix Roy (actuellement Avenue Martin Luther King), Ducasse et Charles Jumelle tombaient, atteints de plusieurs projectiles tirés presqu'à bout portant par des hommes avec lesquels, avant la campagne électorale de 1957, ils avaient entretenu les rapports les plus cordiaux.

Sur le moment et durant les jours qui suivirent, cette affaire fit beaucoup de bruit. Dans les conversations privées, les commentaires allaient bon train, les versions les plus farfelues commençaient à circuler. Puis, ce fut le silence. Un silence de près de vingt-huit ans au cours desquels rien ne fut négligé pour effacer le nom des Jumelle de la mémoire haïtienne et pour réduire cette famille à la misère, à l'exil, à la disparition totale... ou presque. Mais comment en était-on arrivé là ? Remontons un peu vers la source.

Qui étaient les Jumelle ?

Originaires de Saint-Marc, les Jumelle appartiennent à une famille de grands propriétaires terriens de l'Artibonite dont les noms figurent en bonne position dans les grands moments de notre histoire depuis le XVIIIe siècle. Leur père, Théodule Télémaque Jumelle, député de Marchand Dessalines et notaire à Saint-Marc, avait, pour ancêtre direct, Louis Laurent Jumelle, un officier français qui, arrivé à Saint-Domingue avec Leclerc, avait préféré embrasser la cause de l'armée indigène. La mère, Clémence Ducasse, fille du général Maurice Ducasse (ou Ducasse Maurice), descendait du colonel Paulin, l'homme qui avait osé tenir tête publiquement au monarque du Nord dont, sans le vouloir, il a précipité la chute en 1820(1).

Les époux Théodule et Clémence eurent dix enfants : Dinah, Augustin Ducasse, Cadestine, Charles, Nicolas, Aline, Gaston, Rhéa, Clément et Simone. En ce début du XXe siècle, les familles, encore marquées par la discipline des "pères fondateurs", cultivaient le goût de l'étude, la passion de l'histoire et de la politique, le sens de la rigueur, de la solidarité et de la renommée. Après leurs études primaires à Saint-Marc, les filles ont été orientées soit vers Elie Dubois, soit vers Ste-Rose de Lima. Les garçons furent envoyés à Port-au-Prince pour le secondaire, Ducasse et Charles au Lycée Pétion, Gaston et Clément au Petit-Séminaire.

Très vite, la politique les attira, mais à des degrés divers : Ducasse, l'aîné des frères, et Clément, le plus jeune, choisirent le droit. Charles, avant même la fin de ses études classiques, avait ressenti « l'appel de la terre ». Il revint dans l'Artibonite s'occuper des propriétés familiales qu'au fur et à mesure il agrandira avec ses économies. Quant à Gaston, il opta pour la médecine et se spécialisa en France en gynécologie et en endocrinologie. Nicolas, le moins connu, avait été tué au cours d'une querelle déclenchée par une "affaire de coeur."

C'était l'époque où le mouvement indigéniste, avec les théories de Firmin, de Jean Price-Mars et de J.-C. Dorsainvil passionnaient la jeunesse cultivée de la capitale. Epoque de grands rêves, mais époque aussi où la violence, surtout verbale, surgissait par intermittence dans les débats.

En 1948, le frère aîné, Ducasse, professeur de Droit administratif à la Faculté de droit, décida de « convoler en justes noces » en épousant Melle Antonia César, secrétaire du ministre de l'Education nationale, Emile St Lot. Il avait une fois entendu sa voix au téléphone et à partir de là son choix était fait. Ce fut comme un signal : jeune médecin en mission aux Cayes, Gaston y rencontra l'élue de son coeur en la personne de Melle Ulma Tanis, enseignante, ex-duboisienne. Quant à Clément, surnommé « le petit » par son grand frère et parrain Ducasse, il jeta son dévolu sur Melle Paulette Milfort, employée à l'Office national du café, qui répondit à sa "flamme".

Mais depuis 1946, « le vent de janvier »(2) soufflait sur la classe politique. A l'avènement de Dumarsais Estimé, de nouveaux horizons semblaient s'ouvrir pour ces jeunes cadres issus des classes moyennes urbaines, formés sous l'occupation et impatients de se lancer dans l'arène politique avec leur fougue, leurs acquis, leurs espoirs, leurs rêves et ... leurs défauts.

Le nouveau chef d'Etat fit appel à plusieurs d'entre eux. C'est ainsi que Clément Jumelle devint successivement(3) Directeur du Service des organisations sociales du Bureau du Travail puis Directeur général du Travail, avec François Duvalier comme ministre(4).

A la chute d'Estimé, le 10 mai 1950, en même temps que plusieurs membres du dernier cabinet, il est arrêté et gardé à vue pendant quarante-huit heures.(5) Ducasse avait également été emmené au poste à cette occasion, mais pour une durée moins longue. Sous la présidence de Paul E. Magloire, Clément Jumelle était, à 35 ans, le plus jeune ministre du Cabinet où il gérait les portefeuilles de la Santé publique et du Travail (1951-1953). Il dirigea l'Institut de statistiques, et enfin il fut ministre des Finances et de l'Economie (août 1954 -août 1956. C'est à ce poste qu'il donna toute sa mesure, surtout après le cyclone Hazel. Ce fut son principal titre de gloire. Mais dès le début de la campagne de 1957, ce fut aussi son talon d'Achille.

Pendant ce temps, que devient Ducasse ?

Lui aussi fit partie des hommes de 1946. Né le 14 avril 1900, après le Lycée, les lettres l'attirèrent un temps . Avocat au barreau de Saint-Marc dont il devint le bâtonnier avant de militer à Port-au-Prince, Grand Maître de la loge maçonnique Grand Orient d'Haïti, après un échec aux élections pour la députation de Saint-Marc, il devint professeur à la Faculté de droit d'octobre 1946 à septembre 1948, puis avocat conseil à la Banque Populaire Colombo-haïtienne, au Département de la Justice et au Département des Relations extérieures. Elu sénateur de l'Artibonite en 1950, il occupa les portefeuilles de l'Intérieur, de la Défense et de la Justice du 1e avril 1953 au 31 juillet 1954.

Les prémices du drame.

Clément Jumelle, estimant que l'armée orientait les élections au profit de l'un des candidats, avait fini par se retirer de la course. François Duvalier devenu président lui demanda de lui proposer quelques uns de ses partisans pour des postes-clé dans la fonction publique. Il lui répondit qu'ayant fait retrait de sa candidature avant la tenue des élections il ne pouvait plus influencer la décision de qui que ce soit. L'entrevue se déroula dans une ambiance à la fois courtoise et tendue.(6)

C'est à partir de ce moment que les persécutions commencèrent : expulsion des membres de la famille de Saint-Marc, arrestation de plusieurs jumellistes notoires dont son propre frère Charles... Ce qui porta l'ex-candidat à se mettre à couvert et à demander à la plupart de ses proches d'en faire autant. Sans doute qu'il avait cru que Duvalier ne parviendrait pas à se maintenir au pouvoir. Mais les faits jouèrent contre lui et, au fil des jours, sa situation devint de plus en plus difficile : recherché activement, abandonné par plusieurs de ceux qui le soutenaient, craignant pour sa famille et ses amis, qui comme lui devaient constamment changer de cachette.

Une décision fatale.

Depuis la nuit du 28 au 29 août 1958, tragique pour tous ceux et celles dont la vie fut définitivement bouleversée par ces événements qui nous préoccupent, plusieurs versions des faits ont vu le jour, à commencer par celle des autorités. Avant d'arriver à cette dernière, je préfère m'arrêter à celles qui m'ont été rapportées par des témoins ou par ceux qui les avaient approchés.

Ducasse et Charles, après plusieurs changements, avaient trouvé refuge chez des amis, à l'angle des ruelles Rivière et Alix Roy. La petite maison est encore là, au 115 de la rue Alix Roy (aujourd'hui Avenue Martin Luther King). Charles s'y trouvait depuis plusieurs jours lorsque son frère vint le rejoindre. Or, la consigne voulait que deux membres de la famille ne se retrouvent jamais au même endroit.

Qui avait pris la décision d'envoyer Ducasse dans cette maison et pourquoi ? Etait-ce dû à une erreur ou à un moment de panique fort compréhensible? Il est difficile de rester caché longtemps quelque part sans éveiller les soupçons. Les indicateurs du gouvernement ne chômaient pas et les trois frères devaient souvent changer de cachette. Les proches de la famille étaient étroitement surveillés en permanence et, au fil des jours, le nombre de caches possibles diminuait. Par ailleurs, tous les milieux étaient infiltrés et les défections avaient commencé. On peut donc se demander si c'est une erreur ou une manoeuvre subtile qui a réuni les deux frères.

La présence de deux personnages si recherchés par un pouvoir ombrageux ne pouvait ne pas attirer l'attention. Quelques voisins du numéro 115 se souviennent encore qu'ils trouvaient étrange d'entendre chaque matin, aux aurores, fonctionner les douches qui, comme dans beaucoup de ces anciennes maisons, se trouvaient à l'extérieur. Le 115 était séparé du 113 par une haie vive à travers laquelle le personnel domestique, réveillé très tôt, apercevait les silhouettes de deux hommes allant ou revenant de la salle de bain.

Que s'est-il passé durant la nuit du 28 au 29 août ?

J'en ai entendu plusieurs versions. En voici trois : d'abord ce que rapporte la tradition, ensuite celle d'un témoin qui a plus entendu que vu, et enfin celle du témoin oculaire :

Une autre tradition qui m'a été rapportée il y a environ un an, attribue ce double meurtre à une altercation entre Ducasse Jumelle et Clément Barbot. Au moment où Jumelle passait devant Barbot pour monter dans le fourgon de la police, celui-ci lui aurait dit : « Kounye a, ou pral di m kote Kleman ye ». L'autre de répondre « Jamais ! » Là-dessus, Barbot l'aurait giflé et lui, ayant les mains menottées, aurait riposté par un coup de pied. Ce serait donc la colère qui aurait poussé Barbot à tirer sur le premier frère et ensuite sur le second.

Les éléments qui ont permis à la veuve de Ducasse d'établir son témoignage (cf. « Pour l'histoire ») lui ont été fournis, dans les premiers jours de septembre 1958 par un ami, voisin de l'endroit où se sont déroulés les faits. Ce témoin ne pouvant sortir sur l'heure, a suivi la scène de la fenêtre de sa chambre, d'où il pouvait tout entendre.

Aux alentours de minuit, le témoin fut réveillé par des bruits insolites venant de la rue. A travers les persiennes, il s'aperçut que le quartier était cerné par un important détachement d'hommes armés. A ce moment il vit un groupe de militaires, parmi lesquels il reconnut John Beauvoir, sortir du salon du numéro 115, encadrant deux civils qu'il ne reconnut pas. Il entendit une voix venant du trottoir d'en face lancer : « Ale chèche lòt la ». Un des militaires qui venait de sortir répondit « M fouye tout kote, li pa la. » L'autre reprit avec impatience : « Mwen di ou li la ! Ale chèche l ! » Le militaire pénétra à nouveau dans la maison. A ce moment des coups de feu partirent. L'un des deux civils, encore au niveau de la barrière, tomba. L'autre, qui s'apprêtait à monter dans le fourgon, s'écria : « Lâches ! Vous êtes des lâches ! » C'est alors que le témoin reconnut la voix de Ducasse Jumelle. Une seconde salve retentit et celui qui venait de parler fut fauché. Tout cela s'était passé en moins de temps qu'il faut pour le dire. Le militaire identifié comme John Beauvoir jaillit alors de la maison en criant : « Barbot ! Qu'est-ce que avez-vous fait ? Nous avions l'ordre d'arrêter, par de tirer ! » L'interpellé lui coupa sèchement la parole « Fèmen djòl ou ! Pa fout site non m ! »

Autre version, d'un témoin oculaire cette fois, qui, adolescent à l'époque, a assisté à une grande partie de la scène. Ce témoin dit que tôt dans la matinée du 28 août, le long de la rue Alix Roy, du carrefour de Lalue jusqu'au Pont Morin, de distance en distance on pouvait remarquer des couis contenant des objets assez étranges, comme pour accomplir un rite mystique. La journée se passa normalement, et jusqu'au soir rien ne vint troubler la vie des occupants du numéro 115. Au cours de la soirée, quelques individus, en passant sur la route lancèrent des propos du genre : « Jumelle ! Nous savons que vous êtes là ! Vous avez intérêt à décamper ! » Mais, ne voyant aucun mouvement en direction de leur demeure, cela ne leur sembla pas une menace sérieuse. Au cours de la nuit, entre 22 et 23 heures, des coups violents ébranlèrent la porte du salon. La mère ouvrit et des hommes commencèrent à fouiller partout. Les deux frères furent arrêtés sans brutalité (pas de menottes) et ils sortirent. Arrivé sur la galerie (là où se trouve aujourd'hui le salon de coiffure) Ducasse, qui était myope, retourna dans la chambre pour récupérer ses lunettes. Le temps pour lui de revenir, un second groupe d'hommes armés arriva. Comme les premiers, ces nouveaux venus demandèrent le maître de maison. Celui-ci s'identifia et ils le firent sortir avec les deux frères. Charles passa le premier la barrière(7), au moment où Ducasse y arrivait, l'un des hommes armés le gifla et ses lunettes tombèrent. Il continua son chemin jusqu'à la voiture garée le long du trottoir, longeant la propriété de ses hôtes. Lorsque les trois hommes furent devant les portières, quelqu'un lança : « En joue ! » Un autre individu près de la galerie dit rapidement aux membres de la famille restés en arrière « Couchez-vous ! » Au même moment, des détonations déchirèrent le silence. Les deux frères Jumelle venaient d'être abattus. Le témoin n'a pu savoir qui avait été touché le premier ni si des paroles avaient été échangées. Toutefois il fut surpris de constater que le père de la famille du 115 se trouvant entre les deux hommes abattus n'a pas été atteint. Mais ce soir-là, cet homme fut arrêté, ainsi que toute sa famille (enfants en bas âge et servante compris). Conduits au poste, les enfants furent libérés dans l'après-midi du 29 août, la mère et la servante un mois plus tard. Quant au père, torturé à portée de voix des siens, il ne devait plus les revoir.

Tout de suite après le double meurtre, un des militaires revint sur la galerie brandissant un grenade en disant à ses collègues : « Si yo pat ouvri, m t ap fè kay la sote » Un autre ramassa un pistolet à eau des enfants en déclarant : « Voilà une piè ce à conviction. » Un troisième voulut entraîner les enfants au dehors pour leur montrer les cadavres. Ses compagnons lui conseillèrent de les laisser en paix.

Le communiqué du ministère de l'Intérieur, donne à l'événement l'allure des westerns fort à la mode à l'époque. Il y est fait mention de la « maison d'humble apparence à l'angle des ruelles Rivière et Alix Roy où s'était réfugié Charles Jumelle. » Mais le texte dit plus loin que Ducasse y est arrivé la veille en provenance de Saint-Marc. Ce qui est faux. Ensuite, « ces deux révolutionnaires... dès les premières sommations, sortirent révolver au poing en faisant feu. La riposte fut mortelle pour les deux. » En réalité, il n'y a pas eu d'échange de tirs et d'ailleurs dans cette maison personne n'était armé. En outre le gouvernement a fait un curieux amalgame en présentant trois les frères Jumelle comme les cerveaux de l'attaque des Casernes Dessalines, le 29 juillet précédent, et de l'affaire des bombes. Dans ces deux cas , les responsables appartenaient à des groupes très différents qui n'avaient rien à voir avec le parti de Clément Jumelle.


La nuit est encore longue

Non loin de ce théâtre macabre, au numéro 7 de la 2e ruelle Rivière, habitait la belle-mère de Ducasse Jumelle, Mme Vve Horace César, née Sylvie Templier, avec ses deux filles, Anna et Altagrâce. L'autre soeur, Antonia, après avoir été expulsée de sa maison (8) était retournée chez sa mère d'où elle avait dû partir précipitamment pour se mettre à couvert. Son mari, de sa retraite, lui avait fait savoir que le gouvernement avait l'intention de l'arrêter pour le forcer à se rendre.

Une heure après les événements, les dames César entendirent frapper violemment à leur porte : « Police ! Ouvrez ! » Elles obtempérèrent. Une patrouille militaire fit irruption, à sa tête, un officier supérieur pointant le canon de sa mitraillette vers le cou de Mme César. Pendant que ces messieurs fouillent la maison, elle ne cesse, au grand dam de ses filles, de protester tout en ironisant lorsqu'elle les voit inspecter le panier où la vaisselle était rangée. Ces trois femmes ne savaient pas encore ce qui venait de se passer. Elles avaient bien entendu les coups de feu : une détonation suivie d'une rafale, puis, quelques secondes après, une autre détonation suivie d'une nouvelle rafale. Elles pensaient que ces hommes recherchaient Antonia et surtout Clément.

Durant toute l'opération, Anna était intriguée par un personnage élégamment vêtu d'un complet marron clair. Noir, de taille moyenne, il avait les traits fins et détournait la tête à chaque fois qu'il se sentait observé. D'une main, il tenait un stick terminé par de petites billes métalliques, et de l'autre un petit pistolet à manche de nacre. Pendant que les militaires s'activaient à l'intérieur, une foule d'individus occupaient la cour. Parmi eux, un grand type qui ne cessait de rire à gorge déployée.

Anna apprendra plus tard qu'on l'appelait Camaguey et qu'il passait pour un des hommes de main de l'individu au complet marron qui n'était autre que Clément Barbot. Tous repartirent, n'ayant pas trouvé celui - ou celle - qu'ils cherchaient.

Le troisième homme

Le lendemain matin, une communiqué lu à la radio annonçait l'élimination « dans un beau coup de filet » des trois frères Jumelle. Comme on l'a vu, en fait deux étaient morts, le troisième n'avait pas été retrouvé(9). Au courant de la journée, l'erreur sera rectifiée. Toutefois, il y a là une énigme qui n'a pas encore été élucidée. Une vingtaine d'années après ces événements, je fis la connaissance de la mère de l'un de mes condisciples qui était infirmière. Son époux fut un jumelliste notoire qui disparut au Fort-Dimanche. Elle m'apprit ceci : dans la nuit du 28 au 29 juillet, elle était de garde à l'Hôpital général. Aux alentours de 4 heures du matin, une ambulance pénétra sur la cour. Le chauffeur dit à la dame : « Madan D., m kwè se moun paw yo wi ». Elle ouvrit la portière arrière et vit trois cadavres : ceux des deux frères et un autre qu'elle n'arriva pas à identifier. C'était un homme dont la corpulence rappelait celle de Clément Jumelle.

Alors qui d'autre a été tué ce soir-là ? Jusqu'à présent, mystère. Ceux qui ont moins trente ans aujourd'hui auront toujours - et je l'espère pour eux - beaucoup de mal à imaginer la force de cette loi du silence imposée par la terreur. Un simple exemple en donnera une idée. Après la chute de Jean-Claude Duvalier en 1986, la veuve de Ducasse entreprit des démarches pour récupérer les biens de son époux. La première difficulté que lui signalèrent les juristes, c'est qu'il n'y avait aucune preuve légale de la mort de son conjoint. En effet, aucun acte de décès n'était disponible. Personne ne savait où trouver le procès-verbal du juge Baroulette(10). Que pouvait-on faire en pareil cas ? C'est le communiqué du ministre de l'Intérieur, publié dans le Nouvelliste du 29 août 1958 (N˚ 24.494) qui servit de pièce à conviction.


Peut-on parler d'erreur, de trahison ou d'indiscrétion ?

Nous avons vu plus haut pourquoi la décision de réunir les deux frères avait été funeste. Saura-t-on jamais si c'est la sagacité des services d'intelligence du gouvernement ou une défaillance du système de sécurité des « maquisards » qui a conduit à ce résultat ? La vérité doit se trouver quelque part entre les deux. Peu de temps après le drame, un ami de longue date des Jumelle se donna la mort. Pour certains, c'était un geste de désespoir ; pour d'autres, c'est le remords d'avoir dit un mot de trop dans un lieu où il pensait n'avoir affaire qu'à des gens de confiance...

Il y a quatre ans, un ancien résident de la ruelle Alix Roy me dit qu'en sa présence durant ce mois d'août 1958, non loin du feu rouge qui se trouve à l'angle de Lalue et de la rue Alix Roy, une dame chez qui la servante du numéro 115 s'approvisionnait régulièrement, remarqua en présence de plusieurs clients que celle-ci, depuis un certain temps achetait de plus grosses quantités de viande. Or, le conjoint de cette commerçante faisait partie de la milice...

Il fallait enterrer ces chrétiens

Peu de jours après, Louis César, le frère de Mme Ducasse Jumelle, estima qu'il était temps de donner une sépulture aux défunts. Ce ne fut pas facile. Agronome, vivant sur ses terres à la Plaine du Cul de Sac, c'était un homme indépendant qui n'avait d'autres passions que la culture et l'élevage. Il comptait sur l'appui de quelques fonctionnaires dont plusieurs étaient de vieilles connaissances. Mais la plupart des portes se refermaient brutalement après la réponse laconique : « Ou gen lè ou fou ! »

Finalement, un des responsables lui donna l'autorisation de lever les corps après lui avoir fait signer des papiers attestant que ceux-ci lui avaient été remis en bon état, hormis les blessures causées par les balles. Il avouera plus tard à sa mère et à ses soeurs que le corps de Ducasse avait été affreusement mutilé : il lui manquait un oeil, la nuque était écrabouillée, les bras portaient des trous de balles à chaque articulation et le ventre était largement ouvert. Quant à Charles, il avait à la tête une blessure qui saignait encore, plusieurs jours après le décès !

Aidé de deux de ses ouvriers agricoles, Louis procéda à leur toilette. Il acheta un morceau de calicot pour envelopper le crâne de Ducasse, deux cercueils où les corps furent placés. Sur celui de Ducasse il fit graver la lettre « D » et sur celui de Charles la lettre « C », pour qu'on puisse les identifier un jour. Maintenant, il fallait trouver un prêtre. L'aumônier de l'Hôpital, le père Delva, eût le courage de procéder à une cérémonie de quelques minutes. Les autorités avaient d'abord accepté que neuf des membres de la famille accompagnent les défunts au cimetière. A la dernière minute, la permission fut retirée. Louis César, toujours aidé de ses deux travailleurs, arrima comme il put les deux cercueils sur sa Jeep et, suivi par une voiture de la Police, il se rendit au cimetière où deux fossoyeurs, François et Ticoq, lui apportèrent bénévolement leur concours. Les deux frères Jumelle furent inhumés dans le caveau de la famille César, dans le compartiment de gauche jusque là inoccupé.

Vingt ans après, Louis fit cette déclaration en ma présence : « Ceux qui me traitaient de fou avaient raison : je en me rendais pas compte du danger que je courais et que je faisais courir à ma famille. On a aussi pensé que j'étais brave, mais ce n'était pas cela. Je n'avais qu'une idée en tête : ces hommes avaient été baptisés, ils devaient donc être enterrés chrétiennement. »

Et ce n'était pas encore leur dernier voyage...

Au début des années 80, à l'occasion de l'enterrement d'un autre membre de la famille César(11), le compartiment de gauche fut ouvert. Les fossoyeurs l'avaient fait par erreur ; ils ne pouvaient savoir que depuis 1958, la consigne adoptée par la famille voulait que ce compartiment ne soit à nouveau ouvert que le jour où l'on pourrait transférer les restes de ses occupants à Saint-Marc, leur ville natale, comme ils l'auraient souhaité s'ils n'avaient connu une fin aussi brutale.

Ayant remarqué cela, avant les autres, je laissai le cortège et me précipitai pour voir enfin les deux cercueils avec les initiales D et C... Il n'y avait rien dans la tombe. Interrogé, Ticoq répondit avec embarras aux membres de la famille revenus le voir après cette découverte : « Depi nan demen mesye yo te antere a, moun te vin pran sèkèy yo. » Lui aussi, comme beaucoup d'autres, pendant toutes ces années avait gardé le secret.

A qui profite le crime ?

Lorsqu'on parle de responsabilité dans cette affaire, deux noms reviennent toujours. Les duvaliéristes d'hier et d'aujourd'hui rejettent l'entière culpabilité sur Clément Barbot. Ils y a certainement d'autres pistes à examiner, mais pour le moment envisageons la position de ces deux personnages. Quel intérêt avaient-ils à éliminer les Jumelle ? Le futur président à vie avait-il déjà conçu le plan de supprimer tous ceux qui, par la suite, auraient pu s'opposer à ses desseins ? Avait-il interprété le refus de collaborer de Clément Jumelle comme un outrage personnel ou comme la menace d'un éventuel coup d'Etat ? Il est vrai que le parti de ce dernier, quoique n'ayant pas gagné, comptait encore des hommes et des femmes décidés, compétents et se recrutant dans plusieurs secteurs. En outre, l'ethnologue connaissait bien la force du sentiment de solidarité dans cette famille : la mort violente de ses deux frère ne pouvait qu'entamer sérieusement le moral de l'ex-candidat.

Quant au chef de la milice, faut-il croire à la thèse de la vengeance personnelle motivée par une déception sentimentale. D'aucuns prétendent en effet que, jeune homme, Clément Barbot s'était épris de l'une des soeurs Jumelle, Rhéa, et que ses frères se seraient opposés à leur union. Il y a là une confusion qu'il est temps d'éclaircir. L'épouse de Barbot, originaire de Saint-Marc, s'appelait aussi Rhéa. Mais elle était d'une autre famille de grands propriétaires terriens. Cette famille, au début, avait hésité à accorder la main de la jeune fille à un jeune fonctionnaire aux revenus modestes. Mais finalement il a obtenu gain de cause.

L'ambition politique semble un argument plus sérieux. La prise d'armes de Barbot en 1963 permet de se demander si, dès 1958, l'homme n'agissait pas pour son propre compte en profitant d'une situation confuse pour supprimer ceux qui, plus tard, auraient fait obstacle à sa conquête du pouvoir.

A qui la faute ?

Les proches du président ont affirmé qu'en apprenant la mort violente des frères Jumelle il en fut si consterné qu'il passa une sombre journée. Aux dires de l'un d'entre eux, il se serait écrié au bord des larmes « Voilà ! L'histoire va me rendre responsable ! » Etait-il sincère ou était-ce la comédie d'un politicien retors ? Avait-il donné au militaire l'ordre officiel d'arrêter et au chef de sa milice l'ordre secret d'abattre ? Il est difficile, sinon impossible de connaître le coeur de l'homme, cet être "ondoyant et divers ", comme disait Pascal.

Dans cette affaire, le doute subsistera. Cependant, si le chef n'avait pas voulu la mort de ces messieurs, pourquoi a-t-il permis à ses hommes de s'acharner sur leur famille et leurs amis pendant tout son règne ? Pourquoi, huit mois plus tard, le cadavre de Clément Jumelle a-t-il été enlevé en pleine rue, au coin du Petit-Four, au milieu du cortège qui l'accompagnait à l'église ? Pourquoi tant de morts souvent douloureuses ? Pourquoi tant de citoyens dépouillés de leurs biens, expulsés de leurs maisons, avec la permission de n'emporter que « quelques vêtements et leurs objets de toilette » ? Pourquoi tant d'autres ont été révoqués sans motif ? Pourquoi, près de vingt ans plus tard (nous étions sous Jean-Claude Duvalier, pourtant) le service d'Immigration a-t-il gardé, pendant un an, les passeports des enfants de Gaston Jumelle(12) qui devaient se rendre au Canada pour leurs études ?

Peu après le drame, la veuve de Ducasse Jumelle reçut, à quelques jours d'intervalle, des émissaires de John Beauvoir et de Clément Barbot. Le premier voulait qu'elle sache qu'il n'était pour rien dans la mort de son mari. Le deuxième lui faisait dire qu'il n'avait été « que le bras qui exécute. » Qui faut-il croire et que faut-il croire ?

Le communiqué du 29 août 1958 prouve au moins que les dirigeants de ce temps-là, même en maquillant la vérité, gardaient encore un minimum de décorum... Mais le décret du 19 mai 1958, en mettant à prix la tête de Ducasse et Charles Jumelle autorisait légalement n'importe qui à les abattre. Devant l'histoire, qu'il ait souhaité un tel dénouement ou pas, le chef d'Etat reste le principal responsable.

Et maintenant...

L'eau a coulé sous les ponts. Les morts sont « dans leur lieu de vérité ». Ont-ils fait la paix ? Je l'ignore, mais je veux le croire. Nous aussi nous devons en faire autant. Faire la paix. Mais, chacun doit savoir d'où il vient, ou au moins essayer. Loin de moi la prétention d'apporter une réponse aux énigmes de notre histoire : je pose plutôt des questions, parfois j'y trouve un élément de réponse, mais à chacun de poursuivre la quête. Et les souvenirs que ramènent certaines dates, certains lieux et certains noms doivent sans cesse nous rappeler que l'on peut détruire le corps d'un homme, le réduire au dénuement extrême, mais on ne détruira jamais cette flamme qu'il porte en lui.

Dr. Alix EMERA

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